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Batman, un héros de notre temps

"The Batman" de Matt Reeves — en salles depuis le 2 mars


Batman, un héros de notre temps
Robert Pattinson dans "The Batman" (2022) de Matt Reeves © Warner Bros

Notre chroniqueur est allé voir le « Batman » de Matt Reeves — et il y a vu autre chose qu’un simple divertissement : un appel désespéré à l’action directe.


Commençons par l’essentiel : le film de Matt Reeves avec Robert Pattinson est excellent, dans le genre noir. Atmosphère lugubrement nocturne (forcément : les chauves-souris dorment pendant le jour) et humide — il pleut sans cesse, ce qui fait briller les matières noires, cuir, bitume ou métal, comme dans « Seven », le thriller poisseux de David Fincher (1995). Ambiance post-apocalyptique, dans cette bonne ville de Gotham dont l’asile pour orphelins est baptisé Arkham, comme dans les rêveries innommables de H.P. Lovecraft.

Mais ce n’est pas seulement pour y passer près de trois heures que l’on ne sent pas défiler, tant l’action est pleine de rebondissements bien distillés, que vous irez le voir, comme des millions de spectateurs qui assurent déjà au film un succès mérité. Rien n’arrive par hasard : vous irez le voir parce que ce film parle de nous, et de l’état présent du monde.

On se souvient du déclic initial de l’histoire, toujours le même : Bruce Wayne a assisté enfant au meurtre de ses riches parents, et n’a désormais plus qu’une idée en tête : les venger. Non pas en exécutant deux ou trois personnes — ce qui serait une goutte d’eau dans une ville profondément corrompue, où le crime guette à chaque coin de rue —, mais en purgeant la cité de sa corruption profonde, où toutes les instances policières, politiques et juridiques obéissent à la pègre qui a pris le contrôle de la cité.

A lire aussi, du même auteur: La Russie attaque? Vengeons-nous sur les handicapés!

Du coup, la vengeance perd sa motivation personnelle, qui fait le fond de toutes les vendettas, et prend un aspect civilisationnel : il s’agit pour le héros d’éliminer l’un après l’autre tous les truands qui se pavanent et mettent la ville en coupe réglée, en manipulant les officiels, présentés ici comme les pantins d’un système profondément vicié. Toute ressemblance avec une civilisation mourante où tout est organisé par des bénéficiaires qui se gardent bien d’apparaître au premier plan n’est bien sûr pas fortuite.

Les films de vengeance sont un must du cinéma d’action. Mais en général, cela reste la réaction immédiate d’un homme offusqué dans sa chair, auquel on a enlevé l’objet de ses affections, qu’il s’agisse de sa femme ou de sa fille — rappelez-vous la série « Un justicier dans la ville » (de 1974 à 1994), tant décriée par la gauche à l’époque, où Charles Bronson abattait au gré de ses rencontres dealers et malfrats divers, ce qui évitait à la ville (New York ou Los Angeles) des frais de justice. Ou l’excellent « Mort d’un pourri » (1977), où Alain Delon vengeait la mort de son ami Maurice Ronet en faisant sauter un système entier de corruptions, prévarications, réseaux d’influence, etc. Evidemment, le film de Lautner était tiré d’un roman de Raf Vallet, qui travaillait alors à l’Aurore, ce qui ne le nimbait pas d’une auréole progressiste. Mais si un homme de droite vous dit qu’il pleut quand il pleut, qu’avez-vous à lui reprocher ?

A lire ensuite: Bronson, juste avant “Un justicier dans la ville”

Chaque fois qu’une société désespère d’arriver à la justice par des voies légales, chaque fois qu’elle sent que la boue a dépassé le niveau des chevilles et monte inexorablement vers la tête, sortent des films ou des romans qui mettent en scène des justiciers qui ont désespéré de la justice des hommes, et savent qu’il n’existe pas quelque chose qui serait la justice de Dieu. « The Batman » est dans cette esthétique du désespoir actif : pas de Dieu autre que Batman lui-même dans cette ville de Gotham (Goddam !) où le Mal est aux commandes. Pas d’espoir dans les institutions, toutes vérolées, même si un flic parvient à rester honnête, en dépit de sa hiérarchie. Pas d’espoir d’aurore, dans une cité livrée aux forces de la nuit. Pas d’autre rédempteur que cette chauve-souris, qui s’abstient d’ailleurs de tuer elle-même qui que ce soit — Batman est la vengeance d’un dieu qui n’existe pas. Comme le Christ jadis, il n’est pas venu apporter la paix, mais le glaive (Evangile de Mathieu-, 10-34).

Et nous en sommes là, dans nos belles démocraties occidentales. À espérer Batman. Mais de la même manière que les vrais chrétiens pensent qu’ils ont le Christ en eux, je conseille à chacun de chercher le Batman qui est en lui — et d’en faire bon usage, étant entendu que les institutions défaillent autour de nous et croulent avec cette civilisation qui s’effondre.


Le titre de ce billet, en ces temps où rien de ce qui vient de Russie ne trouve grâce aux yeux des imbéciles, est une allusion au très beau roman de Lermontov, Un héros de notre temps, publié en 1840, d’où j’extrais cette phrase dont je pourrais faire ma devise : « J’ai la passion innée de contredire les gens… »

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Normalien et agrégé de lettres, Jean-Paul Brighelli a parcouru l'essentiel du paysage éducatif français, du collège à l'université. Il anime le blog "Bonnet d'âne" hébergé par Causeur.

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