Longtemps, j’ai été hermétique à la mystique du «fou chantant»…
Longtemps, j’ai été hermétique à la mystique du « fou chantant ». Cette gaieté surjouée, ébouriffante de blondeur, saturation de pastel dans le ciel, le canotier en guise de bouclier, les golfes clairs en contrebas d’une villa, la Nationale 7 en étau des vacances, une France à l’ombre des clochers, tout un folklore en contreplaqué. Et cette pose bondissante comme signature scénique, sorte d’appel désespéré à une jeunesse en fuite et toujours, ce refus viscéral du naturel, toute cette panoplie était impardonnable aux yeux de l’adolescent intransigeant que j’étais. Je n’avais rien compris, une fois de plus. Ce que je prenais pour de l’insincérité était au contraire la politesse du poète. Peut-être, son cri le plus déchirant et le plus sourd, car il ne geint pas, ni ne racole. Une pudeur de bon fils né d’une mère absolue et d’un père cumulant les fonctions de notaire et de violoniste catalan. Une mansuétude de troubadour à l’égard d’une « enfance éclipsée ». Une forme d’élévation sans le fatras des mots compliqués et des intellectuels embusqués.
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Tapisserie de souvenirs
Chez lui, les canards parlaient anglais et les primevères donnaient un bal. Il en faut du génie (pour Trenet, le mot n’est pas trop grand) pour préférer le bonheur au chaos, bien que les deux se rejoignent souvent dans ses lyrics. L’empreinte de la nostalgie se dévoile sur des rythmes alertes, elle avance à pas feutrés, pour ne pas gêner, pour ne pas appuyer trop fort, pour esquiver le malheur, pour ne pas se lamenter sur son sort, pour le plaisir de porter des masques interchangeables, pour amuser la galerie aussi, c’est la preuve irréfutable de son génie. En vieillissant, à la frontière de l’âge mûr, ses chansons entrées dans notre mémoire collective, propagent leur onde, s’inscrivent dans notre intimité; cette joie de vivre quasi-théâtrale que j’estimais ridicule, porte en elle des fêlures qui ne disent par leur nom. Des fêlures que l’on n’expose pas au grand soir tels des trophées, des fêlures à peine visibles à l’œil nu, des fêlures que l’on entend pourtant, à bas bruit. Chez Trenet, le triste et le gai, le soleil et la lune, forment un tout indissociable. On écoute ses rengaines rétro à la radio sans d’abord y prêter vraiment attention, puis on s’amuse à les reprendre en chœur, quarante ou soixante ans après leur publication; les refrains nous sont familiers, ses images ont fixé notre imaginaire, ses paroles ont la couleur sépia du missel de ma grand-mère et je les récite automatiquement, par mimétisme, comme les fables de la Fontaine. Elles sont inscrites dans notre patrimoine immatériel, elles tracent un fil invisible de Villon à Aznavour, une tapisserie de souvenirs, aussi précieuse que les volumes de l’Encyclopédie. Où Trenet demeure un ensorceleur, c’est dans la réception de ses chansons par tout un chacun, leur effet direct sur notre corps ; après un premier mouvement dansant, emportés par le swing, nous sommes pris d’un coup d’une profonde émotion, inexplicable, inguérissable qui nous tombe dessus, nous sommes surpris par cette force sismique. Nous ne nous attendions pas à un tel déferlement. Ce qui ne devait être que trois minutes de divertissement à l’écoute, s’infiltre en nous ; un jardin extraordinaire dont nous ne soupçonnions pas l’existence ouvre ses portes.
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Un entrain qui pouvait mettre mal à l’aise
Trenet est un élu que l’Académie a bien eu tort de ne pas embrigader, il est du côté d’Artaud et de Cocteau, de la grâce et du fer, de l’éphémère et de la transcendance. Quand je le voyais dans le poste jadis, après sa résurrection amorcée par François Mitterrand, son sourire publicitaire engendrait déjà chez moi une profonde mélancolie. Son entrain me mettait mal à l’aise. J’y décelais les fragments du déclin. « Sans lui, nous serions tous des experts comptables », cette formule lapidaire de Brassens me paraît fausse, c’est méconnaitre les tourments des experts comptables. Sans lui, nous aurions été des gens faussement heureux, ce qui annonce la décrépitude de l’espèce humaine. Boris Vian le voyait en mémorialiste : « Dire qu’il est un poète, c’est trop et c’est trop peu. Il est un poète qui a les pieds sur terre, et il est aussi un grand mémorialiste. Les chansons de Trenet, c’est le journal intérieur d’un Pierre de l’Estoile du XXème siècle ». Pierre Barouh, l’auteur-compositeur-interprète, avouait dans la revue Europe de mai 1996 consacrée à Trenet ne pas avoir subi son influence directe : « Son écriture ne laisse aucun repère qui (me) permette de retrouver sa trace. Pas un petit caillou sur le sentier : les paroles, les images flottent, présentes et inaccessibles ». Inaccessibles, comme celles d’un décor onirique, et bien présentes car éternellement vivaces.
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