Qu’il s’enferme plusieurs mois dans une cabane au bord du lac Baïkal (Dans les forêts de Sibérie) ou qu’il commémore deux siècles après, en en refaisant le trajet en side-car, la retraite de Russie (Bérézina), Sylvain Tesson trouve sur les routes concrètes les voies de ses livres. Son expérience intérieure se livre au grand air. Paysages, passages, pages, se confondent chez cet écrivain qui engage tout son corps, à chaque fois, dans l’aventure d’un livre, entre la carte et l’écritoire, l’IGN et l’ISBN. Sauf que le corps en question, à la remise du manuscrit précédent, a chuté. Et l’on se souvient comment Tesson assura alors la promotion de Bérézina, des plateaux de Laurent Ruquier au fond de salle des Cosaques, des vis dans la colonne, bandeau-pirate sur l’œil droit et gueule cassée, donnant l’impression, à force de mimétisme littéraire, d’avoir véritablement vécu la débâcle de la Grande Armée, et de narrer, depuis, son aventure avec les blessures d’un authentique Grognard, comme s’il eut été aux soldats de Napoléon ce que saint François d’Assise avait été au Christ et qu’à l’instar de Celui-ci, ceux-là avaient ratifié leur disciple de leurs propres stigmates.
En réalité, c’est la « stégophilie », où la manie d’escalader les toits, essentiellement en état d’ivresse, qui faillit être fatale à notre aventurier. Et c’est sur son lit d’hôpital qu’il se fit la promesse, s’il pouvait remarcher, non de reprendre Jérusalem, mais d’arpenter ce pays qu’il n’avait de cesse de déserter, le sien, mais pas n’importe comment, non, en suivant une diagonale du Mercantour au Cotentin, de la Méditerranée à l’Océan en passant par le Massif Central, mais surtout, décida-t-il en préparant son périple, de traverser les zones classées comme relevant de l’ « hyper-ruralité. » Les dernières friches où se cacher au cœur-même du cher vieux pays, là où l’on peut encore planter sa tente au hasard, se dispenser des foules, contempler une nature dépolluée de l’homme, et observer, dans son revers négatif, les transformations successives du territoire autour. La tête-brûlée ose ainsi l’un de ses plus intrigants voyages, le plus humble et le plus intime, sous le signe de la conversion, non à un dieu quelconque, mais dans le sens littéral du mot, d’un « retour sur soi » qui ne pouvait s’expérimenter que par une traversée de la terre natale, le corps encore en vrac, et le fantôme de sa mère récemment décédée en ombre récurrente.
« Sur les chemins noirs, nous nous enfoncions dans le silence, nous quittions le dispositif. », écrit Tesson qui livre ici une espèce de carnet de bord économe, réduit aux observations les plus littéraires, ou bien philosophiques, souvent exprimées en formules brillantes et brèves, exploitant au fur et à mesure ce symbole cherché, senti, décanté des « chemins noirs », comme une opération alchimique de ressourcement, mais également comme une réactualisation du « recours aux forêts » prôné par Ernst Jünger, alors qu’éviter les balises est devenue une quête en soi, et que le recès sauvage ne subsiste que comme une archipel cernée de toute part. À l’encontre du pli que prend le monde, chercher des replis où se déconnecter des satellites et des nouvelles éphémères pour se reconnecter au temps long, à soi, au roc, à la gratuité, à la contemplation, voici qui, finalement, étant donnée la force croissante du courant, tient autant à l’exploit, désormais, que de commémorer en side-car la retraite de Russie. Tesson le rescapé nous indique, par ce beau petit livre, qu’il s’agit néanmoins d’une condition de survie.
Sur les chemins noirs de Sylvain Tesson – Gallimard.
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