« Aimons la vitesse qui est le merveilleux moderne », écrivait Paul Morand à l’époque où aller vite était une expérience poétique. Aujourd’hui, c’est une aliénation. Ce n’est pas autre chose qu’ont voulu expliquer ces jeunes autonomes, ou anarchistes, ou « membres de la mouvance d’ultra gauche » comme disent les gazettes avec ce flou qui sent bon les informations récoltées chez les nouveaux Javert du renseignement intérieur centralisé plutôt que chez les éditeurs avisés qui ont publié les textes dont leurs actes s’inspirent. A ce titre, l’édito de Libération de ce mercredi ressemble étrangement à des éructations de l’époque droite pompidolienne – cuvée 1973 (les pauvres usagers, l’ennemi intérieur…), ce qui ne manque pas de sel quand on est l’héritier de la Gauche Prolétarienne. Quant à notre ministre de l’Intérieur Michèle Alliot-Marie, elle est tout heureuse. Ses lunettes martiales, son tailleur-pantalon ajusté comme un treillis et ses rodomontades sur l’ordre public en font la digne héritière de Raymond Marcellin, ce John Egard Hoover français qui traquait le gauchiste pendant que la France écoutait Joe Dassin pour oublier le premier choc pétrolier. Elle revient sur le devant de la scène politique intérieure, on l’avait un peu oubliée avec la crise financière, et on va voir ce qu’on va voir. Eh bien, justement, voyons…
De quoi s’agit-il au juste ? Des jeunes gens trouvent notre monde invivable. Comme ils sont intelligents, ils lisent. Ils lisent les livres de l’Encyclopédie des Nuisances, de Tiqqun ou du Comité invisible. Ces noms mystérieux cachent des textes très clairs, à la langue très pure et d’une lucidité sur notre époque qui confine à la poésie. Leurs auteurs, qu’il ne faut évidemment pas confondre avec les jeunes gens soupçonnés d’être passé à l’action directe, s’appellent Jaime Semprun, René Riesel, Baudoin de Bodinat ou Jean-Marc Mandosio, s’inscrivent dans une tradition situationniste et luddite, c’est-à-dire qu’ils estiment que la technologie et l’industrie qui se développent de manière si criminelle et désordonnée aujourd’hui, conduisent à un suicide planétaire et génèrent des modes de vie aberrants.
On peut ne pas être d’accord avec eux, on ne peut pas faire comme si cette pensée n’existait pas, comme si les maladies liées à l’environnement, les comportements psychologiques déments dus aux rapports de production inhumains et le désenchantement du monde si visible dans les zones commerciales qui cernent désormais toutes les villes n’étaient pas une réalité, une réalité que l’on aimerait bien faire dissoudre dans l’addiction à la consommation ou aux anxiolytiques.
La vitesse est donc pour eux la première maladie de notre société. L’Encyclopédie des Nuisances qui a édité le manifeste d’Unabomber mais aussi les Essais, articles et lettres d’Orwell, avait publié, il y a quelques années un stimulant Relevé provisoire de nos griefs contre le despotisme de la vitesse, ou la critique du TGV tenait une bonne place.
L’auteur de cet article ne sait pas si la vitesse est bonne ou mauvaise en soi, il partage avec les Grecs anciens et les marxistes la conviction que les choses sont ce qu’on en fait. Si la vitesse me ramène vers la femme aimée, alors la vitesse est bonne. Mais si elle me permet d’accroître ma productivité au service d’un système injuste, alors elle est mauvaise. Il en va de même pour les OGM qui soigneront les maladies ou ruineront les paysans comme pour les couteaux qui tranchent le pain ou qui poignardent.
J’affirme en revanche sans la moindre hésitation qu’utiliser le mot « terrorisme » pour qualifier les actions dont il est question est un abus de langage. La technique utilisée pour stopper ces TGV en rase campagne est la même que celle des antinucléaires allemands pour bloquer les convois de déchets : dans les deux cas, le mode opératoire vise à éviter toute victime. La célérité avec laquelle la police les a coffrés les a pour l’instant empêché d’expliquer au public, donc aux voyageurs lésés le sens de leurs opérations. (Tiens, pourquoi n’ont-ils pas été arrêtés avant d’agir si on savait tant de choses sur leur compte ? Mais je préfère arrêter là : de nos jours, on est si vite accusé de nourrir une paranoïa complotiste dès que l’on avance une explication policière à l’Histoire…)
On a aussi envie de croire que certains passagers, pas ceux qui ont été filmés complaisamment par les télés pour exprimer leur juste indignation d’usager-client, mais d’autres, qui n’avaient plus eu le temps de penser depuis longtemps, auront vécu ces heures comme un soulagement ou une respiration. Je précise pour éviter les commentaires trop évidents qu’il m’est arrivé plus d’une fois de me retrouver coincé pendant des heures et que j’ai parfois vécu cela comme une chance puisque je pouvais, miraculeusement, voler du temps libre et terminer une lecture, un poème ou une conversation avec une voisine souriante qui avait décidé, elle aussi, d’en prendre son parti.
Plus sérieusement, cette affaire dite, si faussement, du « retour de l’ultra gauche » va être un test intéressant pour voir l’état de nerfs de notre société et du pouvoir actuel. Ou ces actes seront pris pour ce pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire une forme de protestation, de désobéissance civile, de refus du monde aliéné et la sanction sera proportionnée ; ou l’on décidera que l’on à affaire à de dangereux terroristes et l’on s’acharnera sur eux comme on a pu le faire sur d’autres activistes qui eux avaient du sang sur les mains, ce qui répétons-le n’est pas le cas ici, au point que l’on pense d’avantage à Gandhi qu’à Ravachol.
On peut prévoir, hélas, étant donné que la mansuétude judiciaire n’est pas la vertu principale du sarkozysme, que l’on se dirige vers la seconde issue.
Et alors, avec cette logique de la fatalité qui fait les tragédies, dix autres jeunes gens se lèveront à leur tour, « dans l’épouvante le sourire aux lèvres » comme le dit l’Evangile, ne comprenant pas pourquoi arrêter un TGV vaut dix ou quinze ans de prison quand ruiner une économie du tiers-monde sur un coup de bourse vous vaut l’admiration de la presse économique.
Ou plutôt, le comprenant trop bien.
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