Face à une menace djihadiste croissante, la justice française peine à s’adapter. Entre psychiatrisation des auteurs et analyse individuelle des actes, notre système pénal hésite.
Béatrice Brugère est secrétaire générale du syndicat Unité Magistrats et ancienne juge antiterroriste.
Une semaine après les attentats terroristes de Charlie Hebdo et quarante-huit heures après la mobilisation sans précédent du 11 janvier 2015, Manuel Valls, alors Premier ministre, déclare devant le Parlement : « Oui, la France est en guerre contre le terrorisme, le djihadisme et l’islamisme radical. » La sémantique est guerrière et l’ennemi clairement désigné. Cinq ans plus tard, quel est le bilan de cette guerre au terrorisme ?
Nous sommes en guerre
Difficile de répondre à cette question tant la confusion s’est installée dans le débat, sur le diagnostic et sur les moyens à mobiliser. Les autorités rappellent régulièrement que la menace reste très élevée et installée. Les chiffres en constante progression sont d’ailleurs là pour le corroborer et les attaques régulières pour l’illustrer : un nombre record de détenus pour terrorisme (500) et plus de 1 000 détenus radicalisés auxquels il faudra rajouter les revenants de zones de combat, plusieurs dizaines voire quelques centaines.
En parlant d’une « violence aveugle » à propos de l’attaque de Villejuif, le président de la République semble faire un contresens dangereux
Constatons-le d’emblée, face à cette menace, l’État n’est pas resté les bras croisés : déclaration de l’état d’urgence, profusion législative, renforcement des effectifs, réorganisation des services de renseignement, montée en puissance de Tracfin, programmes de déradicalisation, plan d’action contre la radicalisation et le terrorisme (PART et PACT), création d’un bureau national de renseignement pénitentiaire, évaluation de la radicalisation dans les prisons, suivi à la sortie de prison par un service de renseignement, création en juillet 2019 du parquet national antiterroriste, abondance de rapports parlementaires… Mais le mouvement ne peut se confondre avec l’action, surtout que les services n’évoluent pas au même rythme que le terrorisme. Cela est particulièrement vrai pour la justice : de trop timides avancées, parfois trop lentes, donnent l’impression d’une justice à la traîne et débordée, qui choisit au gré des circonstances la saisine terroriste ou le droit commun, entraînant des débats récurrents sur la qualification de l’acte. Ces tâtonnements entre la psychiatrisation des auteurs et une analyse individualisée des actes montrent la difficulté de définir le terrorisme.
L’ennemi qu’on ne veut pas identifier
A-t-on vraiment identifié la nature de cette violence, sa matrice idéologique, ses leviers d’action, ses acteurs, ses territoires ? A-t-on compris ses objectifs ? En parlant « d’une violence aveugle » à propos de l’attaque de Villejuif [tooltips content= »Tweet d’Emmanuel Macron le 6 janvier 2020 :«L’année s’ouvre endeuillée par le drame de Villejuif. Nous poursuivons avec détermination la lutte contre la violence aveugle et notre combat pour la sécurité des Français» »](1)[/tooltips], le président de la République semble faire un contresens dangereux. Comme le rappelle Hannah Arendt dans ses réflexions sur la violence et la terreur, la violence est toujours téléologique, elle est toujours orientée vers un but. « La violence est par nature instrumentale ; comme tous les instruments, elle doit toujours être dirigée et justifiée par les fins qu’elle entend servir. » Elle ne peut donc pas être qualifiée d’aveugle…
À cela s’ajoutent l’impréparation et les hésitations de nos gouvernants. Quand Nicole Belloubet évoque le rapatriement de combattants et de leurs enfants, sur le mode « on n’a pas le choix », on est en droit d’y voir un renoncement des responsables politiques toujours prompts à se défausser sur la Justice et l’administration pénitentiaire. Or, la lutte contre le terrorisme ne saurait être l’affaire de la Justice au premier chef pour la bonne raison que la Justice ne fait pas la guerre. Elle sanctionne des actes criminels avec ses outils, ses limites et à travers le prisme dominant de la réinsertion sociale. Cependant, la violence djihadiste, qui relève d’infractions spécifiques et de procédures dérogatoires, n’est que la partie criminelle et visible de l’acte terroriste. Les outils juridiques et judiciaires ne peuvent traiter le problème dans sa globalité, d’où ce goût d’insatisfaction du public.
Pour le terrorisme djihadiste, la violence n’est qu’un moyen destiné à permettre la conquête des territoires et des esprits. Portés par l’idéologie, c’est-à-dire par une conception globale et rassurante du monde, activistes avant d’être criminels, ceux qui passent à l’acte sont convaincus de faire le bien et d’avoir raison. Aussi les programmes de déradicalisation sont-ils voués à l’échec. Admettre que la réinsertion est largement inopérante pour ces personnes, ce serait déjà avancer.
Une riposte molle
Nous sommes-nous trompés ? Alors que nous avons atteint un score historique de détenus pour terrorisme, que nos prisons sont devenues des lieux dangereux pour les personnels et pour les détenus de droit commun, la question doit être posée. Plus que les chiffres, ce sont les dynamiques qui inquiètent : territoires conquis, leaders décomplexés, profils de plus en plus jeunes et variés, banalisation du phénomène (avec la multiplication des « petits attentats »), tentations de soutien d’une partie de la population, essoufflement des forces de sécurité.
Entre « Cela n’a rien à voir avec la religion » et « Tout est dans le Coran », notre incapacité à comprendre intellectuellement le phénomène n’arrange rien. Le gouvernement doit donc impérativement identifier et neutraliser tous les leviers – politique, économique, religieux et sociaux – de cet endoctrinement, c’est-à-dire tout ce qui prépare, permet et soutient le passage à l’acte.
Aujourd’hui, les terroristes bénéficient d’un rapport de forces favorable avec la justice. Il faut l’inverser à notre profit. Nous n’avons nullement besoin de textes supplémentaires. Encore faut-il que la politique pénale en fasse bon usage et que l’institution fasse preuve de courage, comme l’a fait, par exemple, le procureur de la République François Molins en décidant, à partir de septembre 2016, de renvoyer les djihadistes de retour de Syrie devant les cours d’assises. Reste que l’instauration d’une politique pénale exigeante et cohérente relève de la responsabilité politique. La priorité de notre ministère devrait être de repenser la prison, et celle du gouvernement de reconquérir les territoires perdus et de neutraliser les lieux d’endoctrinement.
Il faut se rappeler, enfin, que la menace est désormais très largement intérieure. La France n’est plus simplement une cible, mais également un vivier fertile pour les apprentis djihadistes. Cela doit nous interroger sur l’état de notre société. Le terrorisme est le signe d’un double échec, celui de l’État qui peine à riposter, celui de la nation tout entière qui produit sur son territoire ses propres ennemis.