Dans la tête des terroristes


Dans la tête des terroristes
Salah Abdeslam, sur le marché de Molenbeek (Photo : SIPA.AP21887754_000005)
Salah Abdeslam, sur le marché de Molenbeek (Photo : SIPA.AP21887754_000005)

Momentanément privés de parole par l’ampleur du crime du 13 novembre, obligés à la décence et à la retenue jusque sur ses canaux habituels (tel Radio France), beaucoup n’en démordent pourtant pas et le font rageusement savoir dès qu’occasion leur est donnée : comprendre n’est pas pardonner. Dans l’emballement, le dégagement qu’autorisent l’idée que l’on a de sa propre hauteur de vue, certains ajouteront même que ça n’aurait rien à voir. Circulez les moralisateurs, dispersez-vous les offusqués et les blessés, laissez passer le cortège, plumes au vent, de l’intelligence.

Certes, la proposition selon laquelle explication n’est pas excuse ne serait pas un sophisme si ceux qui la formulent ou la suggèrent à nouveau prenaient le temps d’analyser leur propre inclination à la compréhension des criminels concernés, de leurs complices plus ou moins actifs à Molenbeek et ailleurs, plutôt qu’à l’intelligence des phénomènes violents dont notre société est victime, de l’incivilité au terrorisme en passant par le crime ordinaire. Oui, que comprendre n’équivaille pas à pardonner, comme on dit « ça peut, ça pourrait s’entendre ». À condition bien sûr qu’on soit clair sur… l’ambiguïté qui s’attache à la volonté de comprendre. Il est, en effet, impossible de lever cette polysémie du terme, elle fait partie de notre langue. Mais il est également impossible de faire comme si, non, rien de rien, nous ne regrettions rien : il n’y aurait donc jamais eu de désirs incestueux liant l’aînée explication à sa cadette l’excuse. Honni soit qui mal y pense !

Tant qu’il y aura ainsi déni et perversion du débat d’un côté, il y aura refus abrupt et rejet dans l’encoignure, de l’autre. Compreneurs-excuseurs VS porteurs d’œillères, on en est là.

Mais nul n’est obligé de demeurer l’otage de cette tentation française, européenne, d’abdiquer face à ce qui entreprend de nous détruire et, par réaction, par illusoire sauvegarde de soi, son génie propre, celui des Lumières. Au « Personne n’a le droit de vous battre » de feu Milosevic, peut (et doit) s’ajouter « Personne n’a le droit de nous rendre fous » qui a, en revanche, sans doute manqué aux Serbes. Ainsi, on peut accueillir avec intérêt et bienveillance, voire soulagement, le dernier ouvrage du psychanalyste Gérard Haddad, Dans la main droite de Dieu, « une sorte de manuel à l’usage de ceux qui veulent comprendre ce phénomène qui nous ravage, le fanatisme » pour reprendre l’expression d’une autre psychanalyste, Françoise Hermon.

Dans ce livre court, très construit, articulé, et qui n’est pas prioritairement destiné à un public d’analystes (on appréciera la quasi-absence de termes obscurs aux profanes, les Lacaniens ne parlent pas toujours qu’aux Lacaniens, et celui-ci a gardé du Maître… son invitation à être libre), Gérard Haddad entreprend d’abord une sorte d’anthropologie du fanatisme (Les lois fondamentales du fanatisme) avant d’aborder dans une seconde partie « la structure psychique du fanatique ».

Il n’est pas certain que le public le plus informé trouve dans ce livre de véritables révélations. Il n’éclaircit pas d’une trouvaille magique le mystère qui fait qu’un jeune homme ayant bénéficié du support matériel et moral d’une société avancée en vienne à vouloir la détruire. Haddad n’a évidemment pas l’ambition délirante d’en finir, une bonne fois pour toutes et grâce à quelques formules, avec le mal. Il décrit en revanche avec beaucoup d’acuité les phénomènes inconscients qui accompagnent des humains, fils d’un père et d’une mère, vers des conduites monstrueuses, ce chemin qui mène « du complexe fraternel à la haine absolue » : narcissisme, envie, non-résolution œdipienne, quête effrénée de jouissance, anomie et besoin d’étais…

On combat plus facilement des humains que des monstres

On pourra légitimement se demander à quoi nous sert, à l’heure où il est bientôt question de juger, de condamner, de connaître ces dispositions intérieures, ces processus inconscients. Sans doute notre intérêt participe-t-il ici d’un processus de décontamination sociale. Opposer au spectaculaire de l’action terroriste, ce petit tas de fantasmes vains, infantiles, misérables et que la plupart d’entre nous aurons pu et su dépasser, ne guérira pas nécessairement les auteurs des attentats, ni même ceux qui en conçoivent, ici ou là – secret de polichinelle – de l’admiration, mais il peut nous protéger, nous, du ravage consécutif au crime de masse. En cessant d’être impensable, en s’articulant à une psychologie commune, le terroriste perd de son effet terrorisant. On combat plus facilement des humains que des monstres. J’entends pour ma part, en écho à la description clinique par Gérard Haddad du phénomène djihadiste, ce bon vieux et solide « Tu ne craindras pas le Mal » de nos pères.

Cette dimension « moral(e) des troupes » n’est heureusement pas la seule. Le livre de Gérard Haddad, jusque dans sa faiblesse, et même à partir de celle-ci merveilleusement assumée, sublimée, s’articule à un projet éthique auquel nous pouvons nous ressourcer.

On peut être agacé par ce qui sous-tend le livre. Gérard Haddad ne l’écrit jamais, mais il le pense si fort que je forcerai sa plume : comme Flaubert sa Bovary, Salah Abdeslam, c’est lui.

J’exagère bien sûr. Je caricature jusqu’à la provocation un propos qui n’est jamais écrit tel quel. Dans le livre, il n’est pas question de l’hôte de Fleury-Mérogis dont nous nous apprêtons à convoquer la patience (le livre a été écrit avant le 13 novembre). La pensée de l’auteur est évidemment beaucoup plus fine que mon raccourci lapidaire. Il y a dans ce qu’écrit Gérard Haddad trop de bienveillance envers le lecteur pour qu’il s’autorisât ce genre de saillies épidermiques. Et si j’entends moi-même si fort l’identification au fanatisme, ce n’est sans doute pas sans résonance avec ma propre pulsionnalité : Salah, c’est aussi moi, une part plus ou moins enfouie de moi.

Il n’en demeure pas moins que c’est avec constance que l’auteur part de sa propre possibilité de fanatisme – qu’elle soit culturelle ou personnelle – pour interroger celui, bien réel, qui nous menace. Je veux bien croire qu’il y ait ou qu’il y ait eu une possibilité juive de fanatisme ou de déviance (même si en tant que né-chrétien j’ai plus tendance à m’interroger sur ma propre religion et la possible menace qu’elle a pu porter en elle). Je veux également bien croire que, dans sa propre cure analytique avec Lacan, Gérard Haddad ait perçu et choisi de renoncer à une dimension fanatique de son être. Mais tous les récits sur le communisme ou sur l’histoire juive d’une part, tout le ressenti pulsionnel de l’auteur d’autre part, n’interdiront pas cette réaction de bon sens : il est possible qu’à la fin des années 60 il se fût trouvé un Français, juif tunisien, communiste, un tantinet intolérant, et – qui sait ? – coupable d’aveuglement envers l’Union soviétique. Cela n’en aurait jamais fait un ennemi public. Une menace contre la digestion après un dîner trop animé entre amis, peut-être. Contre la société et la paix civiles, un peu moins. Et n’en déplaise au récit de soi !

Plutôt Finkielkraut qu’Al-Baghdadi

La main droite de Dieu n’échappe donc pas à ce travers narcissique, à cet « et moi, émoi » qui m’avait un peu gêné il y a dix ans, lors de la parution de Le jour où Lacan m’a adopté (éditions Grasset), récit par ailleurs passionnant de la cure de Haddad auprès de Lacan. Et la gêne devient ici, parfois, irritation. Rappelons que l’identification au patient n’est pas la seule voie pour accéder à sa réalité psychique. Les mécanismes de défense, les résistances du thérapeute, l’altérité abrasive du contre-transfert sont au moins aussi féconds pour l’analyse du lien unissant le patient à son psy – témoin de l’inconscient. Il y a dans ce généreux « moi aussi, peut-être » de Gérard Haddad un risque : perdre de vue la radicalité menaçante, la spécificité islamiste de ce qui nous occupe. L’identification, pertinente dans l’absolu, sans doute nécessaire dans l’économie personnelle de l’auteur, me semble tout de même hors-sol.

Cette irritation ne dure heureusement qu’un temps. Sans doute parce que Gérard Haddad est au clair avec lui-même. Même à l’écrit, il ne cherche pas à dissimuler ce narcissisme en le gommant dans un réflexe du sur-moi moralisateur. Il ne cache pas son besoin (corrélé) d’être adopté, soutenu par un Lacan, par un Yeshayahou Leibowitz cité à l’envi (et parfois exclusivement). Haddad ne cache pas son besoin d’être étayé par un maître à penser… comme le fanatique, dans son anomie, recherche l’étai du fanatisme.

Sauf que, justement, ce n’est pas la même chose. Et c’est au final la merveilleuse leçon de ce livre – du moins celle que j’entends. On ne choisit pas ses failles narcissiques, ses fragilités, ses besoins d’étais fussent-ils très incarnés et personnels, donc archaïques. Ils sont là. Ils nous agissent comme on dit. Mais on peut choisir ceux (J. Lacan, Y. Leibowitz ici) à qui l’on donne la possibilité de vous adopter. Plutôt Finkielkraut qu’Al-Baghdadi, si j’ose dire. En d’autres termes, en écho au « Tu ne craindras pas le Mal » évoqué plus haut, on peut aussi entendre, avec Dans la main droite de Dieu : « Tu choisiras le Bien. » C’est-à-dire aussi, la main gauche de Dieu, celle de la quête de vérité.

Dans la main droite de Dieu, Gérard Haddad, éditions Premier Parallèle, 120 pages, 12 euros.


Le Jour où Lacan m'a adopté

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