Le débat sur la responsabilité des médias dans la propagation du djihadisme est (enfin) amorcé. Mais de façon bien timide, et bien indirecte, se cantonnant à l’opportunité de ne pas diffuser la photo, le nom, et la biographie des assassins, ou encore à ne pas divulguer les images les plus choquantes. Cela va certes dans le bon sens, mais ces propositions ne sont pas à la hauteur du problème. Dans un article paru sur Causeur, Mathieu Bock-Côté, s’agaçant – à juste titre – de la nouvelle bêtise à la mode (Pokémon gogos) écrit : « Ce jeu à la mode prouve que les grandes entreprises de divertissement ont un pouvoir de manipulation des masses absolument époustouflant. Elles dictent les modes, excitent la jeunesse et ont une emprise sur les esprits. C’est terrifiant. » Il a raison, et pourtant cela ne terrifie pas grand-monde… alors que ce pouvoir de manipulation va bien au-delà du strict divertissement, et a sans aucun doute quelque chose à voir avec le terreau communicationnel sur lequel poussent les candidats aux attentats-suicides.
Il ne s’agit pas d’expliquer la totalité du phénomène par les médias de masse, et de donner la malencontreuse impression d’éclipser la question des fondements géostratégiques, des dimensions idéologiques, organisationnelles, etc de l’entreprise islamiste . Mais il faut prendre conscience de leur nocivité pour ce qui est de sa diffusion ; pour être précis, ces médias ont une influence directe sur l’abondance du vivier de recrutement qui s’offre aux manipulateurs assassins. Avec l’internet, ils fabriquent une mousse oxygénée (favorisant la combustion, à l’inverse de la carbonique) que respirent les apprentis fous de Dieu, qui renforce leur détermination et qui favorise leur prolifération. On peut le démontrer par un raccourci saisissant et difficilement contestable : sans écrans, sans réseaux sociaux, sans médias, le terrorisme islamiste n’existerait pas, faute de « soldats » pour l’accomplir. Il ne servirait plus à rien ni à personne, et serait instantanément dépouillé de toutes ses illusions symboliques. Il perdrait tout attrait pour les jeunes paumés qui se laissent piéger par le fantasme de l’accession fulgurante à la visibilité médiatique[1. Nathalie Heinich. De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Gallimard, 2012.], véritable graal probablement plus mobilisateur que la perspective des 72 vierges du paradis d’Allah.
Encore une fois, l’explication du djihadisme ne se réduit pas aux médias ; mais c’est le maillon faible de la chaine de production du système terroriste, qui passe nécessairement par là, comme un pont long et fragile sur lequel serait forcé de passer l’armée adverse, mais que l’on n’aurait pas le courage politique de faire sauter, du fait que les marchands y passent aussi, maquillant leurs intérêts en exigences déontologiques. C’est d’ailleurs la raison profonde de la réticence mentionnée plus haut au ralliement à des règles minimales de discrétion médiatique. Cela renvoie aux arguments exposés dans mon précédent article (Attentats: l’évasion morale). Il suffirait donc théoriquement d’obéir collectivement à l’injonction de France Gall : « Débranche tout », pour que l’horreur s’arrête, rapidement. Mais cela ne serait évidemment possible que chez les bisounours ; pas chez nous. Ce qui ne veut pas dire non plus qu’il faut se résigner à admettre cela…
Cette « mousse » invoquée plus haut, ce sont les chaines d’information en continu qui en sont les premières productrices, suivies de près par les journaux télévisés, et une multitude d’autres émissions, en liens étroits et interactifs avec les réseaux sociaux et autres technologies nouvelles de communication. Pour ce qui est des attentats, l’information brute (les faits nouveaux, tels qu’on peut en prendre connaissance par exemple sur les sites internet des journaux) requiert quelques minutes chaque jour. On peut tracer un cercle concentrique autour de ce noyau dur : celui de l’explication, de la mise en perspective (par exemple par le recours aux experts), bref, celui du commentaire utile. Tout le reste, (probablement de l’ordre de 90%), c’est la mousse, qui vient boucher les pores du temps qui s’allonge ; l’anecdotique qui vient remplir les vides de l’information ; les interviews des proches des victimes ou des assassins : les parents, frères ou sœurs, les cousins… les collègues, patrons, camarades d’école, les voisins (toujours stupéfaits), etc, etc. Et puis évidemment tous les détails biographiques possibles sur les protagonistes, et leur environnement : leurs HLM, leurs parkings, leurs boutiques, leurs sports favoris, leurs animaux domestiques, etc.
Question très délicate à aborder : la mousse, c’est aussi l’hyperinflation compassionnelle, les manifestations diverses, religieuses ou laïques, les images de communions, de cérémonies, les larmes, encore les interviews des participants… tout ce qui semble quasiment blasphématoire de remettre en cause, et de ce fait devient dictature de l’émotion. Ayons le courage de nous poser la question : ce déferlement émotionnel a-t-il pour résultat dominant de renforcer le lien social, ou d’ériger un arc de triomphe virtuel pour les assassins ? En même temps, il dispense chacun du recueillement intérieur et silencieux ; pire : il prétend implicitement dicter ce que nous avons à ressentir : c’est la transmission du for intérieur en prêt-à-penser, la construction de nos états d’âme livrés en kit d’images. La société du spectacle n’est pas le lieu du resserrement souhaitable du lien social.
La guerre contre le terrorisme se joue sur de multiples fronts ; mais le communicationnel en est un champ de bataille essentiel. Or, il appartient à l’ordre marchand ; là comme ailleurs, il est temps que le politique reprenne la main.
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