Hier matin, invité par Jean-Jacques Bourdin sur les antennes de BFM TV et de RMC, alors que ce dernier vous demandait comment faire face aux élèves qui avaient refusé d’observer la minute de silence en l’honneur des victimes de l’attentat à Charlie Hebdo vous avez dit : « Il ne faut pas l’accepter ; je ne comprends pas qu’un certain nombre de chefs d’établissement aient cédé ». Votre ton laissait apparaître une certaine mauvaise humeur envers ces derniers, comme s’ils avaient manqué à leurs devoirs élémentaires.
Bien évidemment, la non-observance de ce moment de commémoration et, pis, sa perturbation, heurtent ma conception de la République et du respect dû aux morts. Mais, permettez-moi de vous écrire néanmoins que votre mise en cause des chefs d’établissements me paraît plutôt malvenue pour ne pas dire davantage. Monsieur le Premier Ministre, avez-vous seulement mesuré l’ampleur du phénomène que vous décrivait Jean-Jacques Bourdin ? Si le ministère de l’Education Nationale a donné le chiffre de soixante-dix établissements perturbés, on peut se douter qu’ils étaient bien plus nombreux, tant la minimisation de ce genre de comportements fait figure de discipline olympique rue de Grenelle depuis trop d’années. Mais dans certains collèges ou lycées, c’était parfois les trois-quarts d’une même classe qui refusaient de faire silence. Qu’auriez-vous fait si vous aviez été proviseur dans un lycée francilien où de telles proportions étaient enregistrées ? Vous auriez fait appel à des cars de CRS pour tous les emmener au poste ? Vous auriez procédé à l’exclusion de plus de la moitié des élèves de votre établissement ?
On a parfois l’impression, Monsieur le Premier Ministre, que vous découvrez la lune. Quoi ? Il y a des élèves qui refusent qu’on leur enseigne l’histoire de l’Holocauste ? Quoi ? Il y a des élèves qui pensent que les victimes de la semaine passée n’existent peut-être pas et qu’il s’agit d’un complot, tout comme le 11 septembre ? Mais où viviez-vous donc cette dernière décennie ? Dans une grotte ? Le 12 septembre 2001, alors que je venais de prendre mes fonctions dans un collège du Pays de Montbéliard, des élèves avaient déjà refusé de prendre part à la minute de silence décidée par le Président Chirac. L’année suivante, un collectif de professeurs publiait Les Territoires perdus de la République – Antisémitisme, racisme et sexisme en milieu scolaire. Il y eut aussi le rapport Obin sur la laïcité, tout ce qu’il y a de plus officiel. Vous arrivez bien tard, Alain Juppé, pour houspiller les chefs d’établissement, alors que vos amis ont dirigé le pays onze ans au cours du laps de temps qui a séparé ces deux minutes de silence.
Vous ne découvrez pas seulement que certains sujets ne peuvent plus être abordés, réclamant d’urgence des cours spécifiques d’instruction civique, vous vous apercevez aussi que les professeurs et les chefs d’établissement ne peuvent plus se faire obéir de marmots de 6 à 18 ans. Il est vrai que vous aviez voulu marquer symboliquement votre opposition à l’auteur de L’identité malheureuse en intitulant votre contribution à un livre collectif de l’UMP « L’identité heureuse ». Mais Alain Finkielkraut est aussi l’auteur de La défaite de la pensée. J’ai longtemps cru que votre formation classique pouvait être un antidote efficace face à la perméabilité aux thèses pédagogistes. C’était une erreur. Non seulement vous n’avez pas fait grand-chose depuis une vingtaine d’années pour en limiter les effets mais c’est sous un gouvernement que vous souteniez que François Fillon a fait voter sa loi d’orientation sur l’école. Pis, quand on vous écoute parler d’éducation, vous rejoignez (ou vous précédez, je ne sais pas vraiment) François Hollande sur la nécessité de faire pleuvoir des millions de tablettes numériques dans nos établissements scolaires. Ce n’est pas de tablettes et de connexions internet au bahut dont ont besoin nos élèves, mais du retour de l’Autorité du Savoir. Ce n’est pas de surfer à l’école, alors qu’ils surfent déjà chez eux, sur la page Facebook de Dieudonné ou ailleurs, qu’ils ont besoin, mais de l’autorité du Professeur. Plutôt que de dépenser des milliards dans le numérique, préconisez plutôt le retour dans les classes des vieilles estrades en bois, qui montraient symboliquement cette autorité-là. Celle qui a été abandonnée parce que l’élève devait construire son savoir tout seul. Celle qui a été abandonnée parce que cette verticalité semblait désuète à vous comme à tant d’autres personnalités politiques, cette verticalité qui a pourtant fait d’un petit landais un normalien et un énarque. Comment voulez-vous qu’un élève respecte une minute de silence demandée par le prof quand vous lui expliquez que le savoir réside dans la tablette ? Qu’un élève ne peut pas être exclu d’un établissement sans des formes calquées sur le code de procédure pénale ? Et ces chefs d’établissement, petits soldats méritants des desiderata de Grenelle, n’ont-ils pas été formés, dirigés, conseillés dans le seul objectif respecté dans la continuité depuis 1989 : « pas de vagues » ? Ou plutôt : « démerdez-vous mais pas de vagues » ? Pourquoi ces fonctionnaires à qui on explique depuis si longtemps qu’ils doivent discuter, négocier et accepter se mettraient-il un jeudi de janvier 2015 à faire le contraire ? Par l’opération du Saint-Esprit ?
Monsieur le Premier Ministre, vous connaissez sans doute la formule selon laquelle il était très difficile de remettre le dentifrice dans le tube. C’est ce que vous avez reproché aux chefs d’établissement : ne pas voir su remettre en trente secondes ce dentifrice dans un tube vidé depuis plus de vingt ans, et que vous avez même contribué à vider vous-même. Qu’on vous propulse demain matin principal de collège à Bobigny ou à Audincourt. Et montrez-nous si vous être capable de faire mieux que les chefs d’établissement que vous avez visés. On verra bien, alors, si vous êtes bien « le meilleur d’entre nous »!
*Photo : SEBASTIEN SALOM-GOMIS/SIPA. 00687493_000016.
Les territoires perdus de la République : Milieu scolaire, antisémitisme, sexisme
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