Après la victoire de Djokovic dimanche à Roland-Garros et alors que sort aujourd’hui dans les salles « 5ème set » d’Alex Lutz, Thomas Morales nous livre ses réflexions sur le tennis moderne… et la malchance française en tournoi.
Cette question revient, chaque année, aux premiers échanges sur l’ocre de Roland-Garros. Entre nous, y a-t-il plus belle couleur que ce rouge tirant sur l’auburn, pour accompagner la fin du printemps ? Entendez-vous le sifflement des balles, de l’autre côté du périphérique ? Et la voix étouffée de l’arbitre de chaise, sous les cris des enfants du mercredi, le chahut fait aussi partie du spectacle en France. Dans les allées apprêtées du Village, l’élégance n’empêche pas non plus de conclure des contrats à l’heure du déjeuner, durant cette quinzaine commerciale et sportive. Et puis la figure tutélaire, inamovible, splendide d’un Belmondo au bronzage flamboyant, empereur des loges avec son vieux complice Charles Gérard, le Grand Chelem pouvait enfin commencer à domicile. Toute cette mythologie-là, le souci de la mise en scène et l’attrait pour cette surface aérienne, a transformé le tournoi en terre promise. Le rendez-vous de notre jeunesse. Nous savions qu’à l’Ouest de la capitale, dans les beaux quartiers, le tennis était une sorte d’office religieux, un peu snob, pratiqué par des types en shorts blancs et des filles en jupettes.
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Le graphite venait tout juste de remplacer l’acier de papa qui avait lui-même remplacé le bois de pépé. À cette époque-là, il n’y avait pas de trous dans la raquette. Tous les villages de l’hexagone firent même construire un court exposé « plein cagnard » dans l’euphorie du moment. Ce satané « Quick », ingrat et désespérant, brutal et blessant a sapé tant de vocations précoces. Il régnait pourtant en maître dans les années 1980 comme ce lanceur de balles d’inspiration militaire, présent dans toutes les écoles et fantasque dans ses relances. Nous n’avions pas connu les robes longues de Suzanne Lenglen et son service chorégraphié par Serge Lifar. Le jeu entamait sa longue mue. Il se radicalisait. Plus de puissance, plus de vitesse, plus d’argent, nous n’étions qu’aux prémices d’un sport en voie d’émancipation. Le Parc des Princes et les serres tout proches, en tremblent encore. Le tennis serait un spectacle populaire à fort rendement ou il ne survivrait pas.
Cette question « beau jeu ou gagne ? » ressemble à un sujet de philosophie tant les courts de la Porte d’Auteuil sont liés à nos révisions lycéennes. Jadis, il y avait concordance des temps. Les Internationaux étaient le creuset d’un pays heureux d’enfiler un polo Lacoste et de taper quelques balles molles contre le mur d’un pavillon de banlieue. Borg et McEnroe furent nos héros d’avant les crises identitaires et les déclassements mondiaux. Nous étions partagés entre le téléviseur et nos fiches d’histoire-géo, entre la hargne communicative de Jimmy Connors et le lift poétique de Guillermo Vilas, entre le bob et le panama, entre les analyses des deux Jean-Paul, Sartre et Loth. Le tennis du mois de mai avait cette langueur monotone des saisons perdues. Un parfum d’enfance, de terre battue qui colle aux baskets et d’un sport individuel en pleine croissance. Son développement ne connaissait aucune limite depuis la fin des années 1970. Les télés avaient contribué à rentabiliser ce « business » planétaire, les équipementiers avaient suivi, les liquidités abondaient, les licenciés accouraient de partout. Le tennis fut à la mode comme la décentralisation mitterrandienne et la social-démocratie scandinave.
À l’origine de notre emballement, il y eut un élément déclencheur. Le 5 juin 1983, Yannick enjamba le filet, embrassa son père et souleva la Coupe des Mousquetaires. Ce jour-là, il avait maté un Suédois. Nous étions heureux et fiers, et pensions un peu naïvement glaner des titres jusqu’à la nuit des temps, affoler les statistiques, tutoyer les dieux du stade et faire de la France, la nation phare du tennis mondial. Depuis cette date, aucun Français n’a soulevé le trophée tant convoité. Il a fallu attendre 2000 pour voir une Française, Mary Pierce, décrocher la précieuse Coupe Suzanne-Lenglen. Gloire à elle ! Et toujours cette question lancinante « beau jeu ou gagne » qui hante les acteurs du tennis. Elle est l’objet de rapports et d’études approfondis. Comment se fait-il qu’aucun de nos compatriotes ne se soit imposé en trente-huit ans ? Les raisons sont multiples : suprématie outrageante de ce qu’on appelle le « Big Three » (Federer-Nadal-Djokovic) trustant invariablement, inlassablement les finales depuis au moins quinze ans, disparition progressive de la terre battue au profit des surfaces plus rapides dans la formation initiale, mauvais karma, coup à pas de chance, manque de gnaque de nos jeunes talents, psychologie patraque, entourage défaillant, etc… Les alarmistes fustigent l’absence de résultats. Ils veulent du sang, de la sueur, des larmes et surtout des points à l’ATP. Dans leur volonté de déconstruire, ils oublient que nous avons connu une belle génération (Gasquet-Monfils-Tsonga-Simon) qui a brillé dans le top 10 durant plus d’une décennie.
Alors, comment insuffler l’esprit de victoire à nos athlètes en herbe ? Faire appel au « en même temps » macronien, trouver des synergies entre le public et le privé, appeler à la rescousse les grands joueurs forts de leur expertise, s’appuyer sur les infrastructures fédérales, laisser le temps au temps et cependant inculquer la rage de gagner dans les cerveaux disponibles ? Tout ça est louable, et l’amateur que je suis, applaudit cette prise de conscience et ce désir de viser plus haut. L’excellence n’est pas un crime. Mais, est-ce si grave de ne pas être un intangible numéro 1 ? Cette voie-là, celle d’une mécanique implacable où les frappes sont nécessairement lourdes, les corps poussés au maximum de leur performance énergétique et le jeu complètement stéréotypé au risque de fatiguer l’œil, ne m’intéresse pas. Nous sommes las d’une efficacité vaine.
Entre « le beau jeu et la gagne », j’ai choisi mon camp, celui des créateurs, des instables, des prodiges et des cabossés ; du brio à l’état pur, du talent qui s’exprime sur un geste fou, d’une maestria artistique qui serre le cœur, de cette ligne de crête où le champion est un héros tragédien, de ce temps suspendu où un coup éblouit par son ampleur et sa liberté d’exécution. Le beau jeu n’est pas linéaire, il est dramatique par essence. Les titres, c’est comme les diplômes, il faut savoir dépasser ce stade. Les spectateurs attendent de voir des joueurs élégants et véloces, qui montent à la volée, qui varient le rythme et la cadence comme de bons amants et, audace extrême, qui osent, pourquoi pas, le revers à une main. Avez-vous déjà vu ce geste d’une beauté féérique, excellemment théorisé par Nicolas Mahut dans Tennis Magazine (numéro juin-juillet 2021) ? Gagner, c’est finalement anecdotique, à la portée d’une nation besogneuse, le « beau jeu » à la française par contre, c’est une forme d’élévation spirituelle, d’un inexplicable mouvement…
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