Depuis quelques années maintenant, notre contributeur Thomas Morales célèbre la France d’hier. Il publie coup sur coup Les Bouquinistes et Tendre est la province, des livres qui font la part belle aux souvenirs personnels et aux portraits littéraires. Il se confie: « Le monde d’avant m’émeut ».
Causeur. Vous publiez Les Bouquinistes et Tendre est la province, deux recueils de chroniques presque simultanément. Quelle est la genèse de ces ouvrages ? Dans quelles conditions les avez-vous écrits ?
Thomas Morales. Je dirais que c’est parfois le hasard qui guide le calendrier des parutions. L’auteur n’est pas toujours maître de son destin. Les Bouquinistes constitue le troisième volet de mon travail sur la nostalgie aux éditions Héliopoles. Il était programmé de longue date. Je creuse ce sillon-là avec un bonheur que j’espère faire partager. J’essaye d’en capter les éclats à travers différentes figures, le plus souvent, artistiques. Le monde d’avant m’émeut. Tendre est la province aux Équateurs est différent car il a été écrit dans le feu de l’action. C’est sans aucun doute mon livre le plus personnel depuis quinze ans. C’est une déambulation, comme souvent chez moi, buissonnière, de mon enfance villageoise à mes premiers pas dans le journalisme. Pour la première fois, je distille des souvenirs, des ambiances, des décors de ma province, et même de mes provinces car je file du Berry au Finistère. Je n’écris pas dans des conditions particulières. C’est mon métier. Et j’avoue ne pas faire une différence fondamentale entre ma casquette de chroniqueur, de critique, d’auteur ou de rédacteur en chef de magazines professionnels. Je trouve la prose de Blondin aussi éclatante dans un compte-rendu d’étape du Tour de France que dans une préface érudite ou un roman pluvieux. J’essaye de m’inspirer de cette exigence-là.
Ces deux livres sont constitués de chroniques. Parlez-nous de ce genre littéraire et/ou journalistique que vous semblez particulièrement apprécier.
La chronique est, selon moi, un art majeur que je place au même rang que le roman. Elle exige, par son format réduit, de la densité et une explosivité remarquable si elle veut atteindre son but. C’est-à-dire toucher le lecteur à l’uppercut. Elle ne permet pas l’à-peu-près. Les phrases doivent pétarader dans une même symphonie. En deux pages, une bonne chronique doit exprimer une idée et un élan salvateur. Quelque chose d’à la fois gourmand et acidulé, de pugnace et débridé, l’expression d’un style affirmé. Une chronique se juge à l’oreille. Les mots doivent carillonner. Je ne suis pas adepte de l’écriture blanche et des leçons de morale. Les Bouquinistes est un recueil chimiquement pur de chroniques, Tendre est la province, même s’il est cadencé d’une manière vive, est plutôt un récit, entre l’essai littéraire et la lettre d’amour.
Pourriez-vous revenir sur le conflit qui a opposé les bouquinistes parisiens à la mairie de Paris, à l’occasion des JO de Paris ?
Il s’agissait d’une mascarade assez ridicule et pathétique comme notre pays en connaît assez souvent. En résumé, plusieurs mois avant le grand événement, on a voulu enlever les boîtes vertes, l’âme des quais de Paris, son pittoresque et sa fantaisie littéraire, pour laisser l’Olympisme gambader librement et aussi pour d’obscures raisons de sécurité. Le plus drôle dans cette histoire est l’ignorance de nos dirigeants politiques. L’idée même d’amputer les quais de leurs trésors livresques n’avait pas soulevé chez eux la moindre parcelle d’indignation ou d’interrogation. Ce fut un peu « David contre Goliath », la profession s’est organisée avec peu de moyens et dans l’urgence. Jérôme Callais, bouquiniste quai de Conti a été le porte-parole de la cause dans les médias. Et des journalistes comme moi ont commencé à relayer cette information en défendant la liberté de vendre des livres même durant une Olympiade devant, par exemple, l’Académie française. Très vite, un courant de sympathie a déferlé sur le pays. Les Français ne voulaient pas que l’on touche à leurs bouquinistes. La messe était dite. Ils ont pu maintenir leur activité.
Dans les deux présents recueils, vous vous faites le chantre de la France des Trente glorieuses. Quelle est cette passion qui ne cesse de vous habiter, de vous charmer ?
J’ai coutume de dire que cette France-là était et reste mon biotope culturel et mon décor mental. J’aime son allure, son second degré, sa pudeur, ses artistes disparus, ses vieilles fraternités, ses automobiles de caractère et ses plats en sauce. Les Trente Glorieuses sont mon refuge identitaire, alors oui, je les fantasme un peu, je les fais entrer dans mon moule, mais je trouve à cette période une fraîcheur et une dignité qui nous manquent cruellement aujourd’hui. Et pourtant, c’était une période historiquement rude et tendue, n’empêche que les Français y furent heureux, pleins d’espoir, ils croyaient en un avenir meilleur pour leurs enfants. Cette foi-là me touche. Elle est hautement estimable. Et je suis fidèle à la mémoire de mes grands-parents, je n’aime pas la caricature et les salisseurs de mémoire. Faire table rase du passé n’est pas dans mon vocabulaire. Je laisse le progressisme au forceps à nos nouveaux inquisiteurs.
Et la France d’aujourd’hui, qu’en pensez-vous ?
Plus terne, plus clivée, plus enfermée dans des logiques victimaires, plus rétive à la liberté d’expression, plus inquiète sur son avenir. Moins libre, moins délurée, moins rieuse, moins charmeuse tout simplement. En un mot, manquant d’espoir et de panache. Je souhaiterais que l’on retrouve l’esprit français, celui qui court de Villon à Choron, de Dumas à Guitry. Du style, de l’humour, de la légèreté, des fidélités à une terre et des emballements sincères.
Vous défendez la province avec une passion inégalée, et cette même passion vous la vouez à Paris. Ne serait-ce pas paradoxal ?
C’est l’essence même d’un écrivain, le paradoxe, le zig-zag permanent, le foutraque érigé en ligne de vie. J’aime le mot de Jean-Pierre Marielle qui se définissait comme un traînard. Je suis un traînard, mes passions le prouvent, je passe de Philippe de Broca à Audiberti, de Fallet à Morand, de Cossery à Boudard, de Jean Carmet, immense, indépassable à Charles Denner. J’apprécie tout autant mon Berry, cette campagne secrète, mes sous-préfectures alanguies, que le Paris de la rue Mouffetard cher à Doisneau et Robert Giraud. Vous savez, je suis l’un des rares cinéphiles français à apprécier les deux faces de Belmondo, le Belmondo de la Nouvelle Vague et celui plus commercial et bodybuildé des années 1980. Je suis œcuménique. On est toujours multiple dans un même corps. Un village du Bourbonnais, silencieux et intemporel à l’entrée de l’automne peut déclencher chez moi des larmes de sérénité. Mais j’ai aussi d’autres visions qui m’attirent, celles d’un Paris des beaux quartiers, dans les années 1980, avec en tête le générique de « Champs-Élysées », le Paris des producteurs de cinéma et des quotidiens à gros tirages, d’une Rolls Silver Cloud garée à la Madeleine où, les jours de chance, on pouvait admirer une star de la variété s’extraire avec grâce de cette aristocratique anglaise, en négligé de soie. Le brio ne me déplaît pas.
Vous citez Patrick Besson, Bernard Frank, Henri Callet et quelques autres. Quels sont vos chroniqueurs préférés ?
Mes maîtres en chroniques, mes sprinters de l’écrit, sont nombreux. On apprend toujours de ses aînés, écrire est une école de haute lutte. Pour s’améliorer, il faut être humble. Je pense, par exemple, à Kléber Haedens pour sa fluidité, ses papiers coulent comme l’eau vive, ils sont d’une érudition à hauteur d’hommes, jamais prétentieux, toujours chargés d’une onde bénéfique, j’ai beaucoup appris de ses enthousiasmes et de ses dégoûts. Il avait la dent dure contre certains écrivains intouchables. J’ai un faible aussi pour Jacques Perret, quelle plume virtuose ! Et un Italien qui est moins connu en France et dont je fais sans cesse la réclame, il s’agit d’Ennio Flaiano (1910-1972), c’est l’esprit romain incarné, la Dolce Vita et sa férocité jouissive. Comment ne pas citer également Vialatte, le prince d’Auvergne.
Vous réhabilitez de grands oubliés, pourtant d’immenses écrivains (Patrice Delbourg les a rassemblés dans son essai Les Désemparés, Le Castor astral, 1996) : Kléber Haedens, Robert Giraud, Emmanuel Bove, Antoine Blondin, Jean-Claude Pirotte, André Hardellet, Henri Calet, René Fallet, etc. Que représentent-ils pour vous ?
J’ai toujours préféré ceux que l’on qualifie, à tort, de petits maîtres face aux monstres sacrés de la littérature. Tous ceux que vous citez ont réussi à trouver leur propre veine. Ils ont réussi à mater leur tempo intérieur pour écrire leur vérité. Ils n’instrumentalisent pas leur lecteur. L’Université les sous-estime. Ils n’intéressent pas les intellectuels à gros godillots. Ils sont atrocement personnels, donc universels. J’aime leur typicité comme les vignerons parlent de leur vin. Chez eux, j’y puise force et enchantement.
Vous citez également le dessinateur Chaval, génial, fêlé, magnifiquement mélancolique et trop oublié lui aussi…
Dans Les Bouquinistes, je dis de lui qu’il était sans filtre, donc nocif, donc indispensable. Son dessin d’une grande élégance, d’une pureté de graveur est sans rédemption. Avec Chaval, le lecteur se prend directement un mur en pleine face et il en redemande. C’est cruellement drôle. Absurde et sans filet. Il a bousculé le dessin de presse comme son confrère Bosc. Le lecteur ne sort jamais indemne d’une rencontre avec lui.
Vous avez obtenu le prix Denis-Tillinac, en 2022, avec Et maintenant, voici venir un long hiver… Rarement prix littéraire n’aura été aussi justement attribué. Vous sentez-vous en fraternité avec lui ?
Ce fut un grand honneur car il y a quelques similitudes dans nos parcours. Le mien reste bien timide par rapport au sien. Cette fraternité s’illustre par l’attachement à la province, l’apprentissage du journalisme dans une locale, notre amour pour la Presse Quotidienne Régionale qui demeure la meilleure école pour sentir les aspirations populaires d’un pays et aussi pour une fidélité aux écrivains hussards et plus généralement aux réprouvés des cénacles. Et ce qu’on oublie souvent, lorsque l’on parle de Tillinac, j’admire sa qualité de plume.
Si l’on vous dit qu’il y a chez vous de la réaction et de l’anarcho-syndicalisme, à la fois de la France infinie et de l’Espagne brûlante et révoltée, est-ce que ça vous convient ?
C’est bien vu ! Une intranquillité à la Pessoa, aussi. On peut aimer le confort d’un cadre bourgeois et les perturbateurs. J’ai un faible pour les provocateurs en costume de tweed. Les pamphlétaires d’apparence inoffensive. Cher confrère, merci pour cette séance gratuite sur le divan.
Quels sont vos projets littéraires ?
A force de médire sur le roman, son côté laborieux, ses temps morts, sa longue mise en marche, je vais bien être obligé de m’y coller…
Les Bouquinistes, Thomas Morales, Héliopoles, 2024.
Tendre est la province, Thomas Morales, Equateurs, 2024.
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