Cybersécurité. Les soupçons se multiplient contre le site e-commerce qui dépense des fortunes pour vous envoyer des articles bas de gamme à vil prix. Une petite jupe à prix cassé ou le gros lot d’une tombola méritent-ils vraiment de partager ses données personnelles avec les Chinois?
Le fracas médiatique des campagnes européennes, puis législatives a éclipsé une bien étrange nouvelle, d’intérêt national. Le classement des sites de e-commerce les plus visités en France, publié le 5 mai, a vu un nouveau nom y faire son apparition : Temu. Encore inconnue il y a un an, la marque se hisse pourtant à la 5e place et couvrirait 26,4% de la population française, gagnant deux places par rapport au trimestre précédent. L’audience du site chinois de e-commerce dépasse désormais celle des enseignes à bas prix tricolores Cdiscount et Lidl, mais également celle des champions du hard discount comme Shein ou encore Aliexpress. Comment expliquer ce succès aussi foudroyant, dans un secteur qui semblait saturé par des marques toujours plus discount, aux panels d’articles toujours plus étendu, répondant à tous les désirs du consommateur dans la minute ?
Bienvenue sur Temu, où les prix cassés défient toute concurrence
Des grilles de barbecue à 1,77 euros, un jean’s à 16,63 euros, ou un tapis de bain à 2,27 euros… on trouve de tout sur Temu. S’ajoutent à cela des réductions, soldes (- 90 %), primes au parrainage et tirages au sort quotidien pour obtenir encore plus de réductions.
Des prix jamais vus jusqu’alors, et des techniques de vente qui donnent au client l’impression de faire l’affaire du siècle à chaque clic. Leur slogan : « shop like a billionaire » cherche à provoquer les achats compulsifs des consommateurs aux plus petits budgets. Pour couronner le tout, la livraison des articles est gratuite depuis la Chine. Trop beau pour être vrai ?
Temu : un mauvais acteur économique qui s’offre le luxe de ne pas être rentable
Chez Temu le client est pourtant très loin d’être roi. Produits de qualité médiocre, photos parfois mensongères, mauvaise réception des colis, roue de loterie douteuse, refus de remboursement… de très nombreux consommateurs sont déçus lorsqu’ils découvrent leurs achats. En témoignent les nombreux commentaires de clients mécontents sur le site Trustpilot : « Les délais de livraison peuvent aller jusqu’à 3 semaines voire plus. Argent gaspillé pour de la pacotille (…) » écrit Dabih Albireo dans un commentaire en date du 28 mai. Ou encore « J’ai gagné 120 euros sur la roue, temu dit que suite à 3 achats vous aurez 120 euros sur déductions malheureusement mon achat de 220 euros n’a pas été déduit » témoignait Mehmet Coskun quatre jours plus tard. Les clients ne sont pas les seuls à pointer du doigt la qualité des marchandises et des services de Temu. De plus en plus d’associations de consommateurs portent plainte contre les pratiques du géant chinois. C’est le cas d’UFC-Que Choisir, qui a déposé une plainte conjointe avec le Bureau européen des unions de consommateurs et seize autres associations auprès de la Commission européenne, dénonçant notamment des « pratiques commerciales déloyales » et alertant sur la non-conformité de nombreux produits vendus sur la plate-forme chinoise.
Malgré l’explosion du nombre de ses ventes, cette stratégie ultra-low-cost se révélerait pourtant… déficitaire. En effet, selon la société financière China Merchants Securities, Temu perdrait entre 588 et 954 millions de dollars par an. Une analyse des coûts de la chaîne d’approvisionnement de l’entreprise réalisée par le magazine Wired en mai 2023 révèle que Temu perdrait en moyenne 30 dollars par commande ! À l’origine de ce modèle déficitaire, des campagnes de publicité onéreuses et un coût du transport élevé, à la charge des prestataires de la marque. Où se trouvent alors les bénéfices de Temu ?
Le prix de Temu : nos données personnelles ?
Si le modèle économique de la marque chinoise est structurellement déficitaire, Temu se paierait avec nos données personnelles. L’hypothèse d’une captation massive et d’une utilisation frauduleuse des données personnelles des clients de Temu a été documentée.
La plate-forme chinoise possèderait en effet toutes les caractéristiques des formes les plus agressives de logiciels malveillants ou spywares. L’application disposerait de fonctions cachées permettant une exfiltration étendue de données à l’insu des utilisateurs, donnant potentiellement aux acteurs malveillants un accès à presque toutes les données sur les appareils mobiles des clients. C’est ce que révèlait le rapport du think tank américain Grizzly Research publié en septembre 2023. Aux États-Unis, plusieurs voix s’élèvent pour protéger les utilisateurs des vols de données. Il y a quelques semaines, le procureur général de l’Arkansas a même accusé l’entreprise chinoise de « vol de données ». Ces pratiques de collecte de données personnelles ont fait l’objet d’un procès intenté aux Etats-Unis par des utilisateurs de Temu l’année dernière, les plaignants affirmant que l’application avait accès à l’intégralité du contenu de leurs téléphones et soupçonnant le transfert de leurs données au gouvernement chinois. Une inquiétude légitime, quand on sait que les entreprises chinoises ne peuvent fonctionner que si l’intégralité de leurs bases de données est accessible aux agences gouvernementales chinoises.
Temu, le nouveau cheval de Troie ?
Le 8 avril, cybeshack.com rapportait ces propos du professeur Asha Rao, expert en cybersécurité à la School of Science du RMIT, à propos de Temu : « Il est important de se demander si nous souhaitons que nos données soient utilisées dans des lieux et par des entités que nous n’avons pas autorisées. Sommes-nous en train de sacrifier notre vie privée pour une trancheuse d’avocat bon marché ? ».
Une première réponse a été apportée, moins d’un mois plus tard. Le 14 mai, le gouverneur Greg Gianforte a été le premier homme politique à inclure Temu dans une liste de technologies « liées à des adversaires étrangers » et à demander son interdiction dans le Montana. On peut légitimement s’interroger sur les réelles intentions de Temu à l’égard de ses clients. Si les coûts des articles y sont si bas, quand et comment en paierons-nous le prix ? Face à cet instrument soupçonné d’espionnage de masse déguisé en plate-forme de commerce en ligne que serait Temu, qu’attend le Vieux Continent pour réagir ?