L’arrivée cumulée de la télévision par internet et des services de vidéo à la demande ont mis fin à la télévision : plus personne (ou presque) ne voit la même chose au même moment. L’exception culturelle française peut mourir.
Maxime Saada, président du groupe Canal +, a annoncé devant la commission de la culture du Sénat la fin de son service de SVOD (vidéo à la demande par souscription), Canalplay. La filiale de Canal + a perdu 600 000 abonnés en 2 ans, là où Netflix en gagne 100 000 par mois en France. Maxime Saada explique cet échec par les entraves réglementaires imposées aux diffuseurs de bouquets de programmes et de vidéos à leur lancement. C’est sans doute vrai, mais cette explication ne tient pas compte de la mutation sans précédent qui touche aujourd’hui le paysage audiovisuel français (PAF).
Moins de 50% de réception hertzienne
Une information est passée un peu inaperçu dernièrement alors qu’elle manifeste un bouleversement accéléré de notre mode de consommation de la télévision : le nombre de personnes accédant à la télévision par voie hertzienne (Télévision numérique terrestre, TNT) est tombé en 2018 sous la barre des 50%, alors que l’accès aux chaînes du petit écran via internet est en progression continue. On peut sans grand risque de se tromper affirmer qu’en 2022 lorsque le plan « THD pour tous » aura permis à la quasi-totalité des Français d’avoir accès à internet à très haut débit (THD), ces derniers regarderont presque tous la télévision via un accès internet. La diffusion hertzienne sera devenue obsolète.
L’individualisation de la télévision
La télévision par voie hertzienne (analogique jusqu’en 2005, puis numérique via la TNT) a été conçue sur un principe simple, la diffusion de « un vers tous » qui implique que chaque personne regardant une chaîne à un moment donné voie exactement la même chose que les autres personnes connectées à cette chaîne. Ce qui suppose que les producteurs de télévision organisent des programmes susceptibles de fidéliser un maximum de téléspectateurs par tranche horaire.
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Internet, lui, fonctionne selon un tout autre principe, le « un vers un », ce qui veut dire qu’un diffuseur audiovisuel sur internet est en mesure de proposer une diffusion personnalisée à un instant « T » à chacun de ses abonnés. D’où l’arrivée de nouveaux services comme la VOD (vidéo à la demande), le replay (rediffusion d’émissions), le visionnage en décalé des émissions, le bookmarking qui permet de mettre de côté des émissions à regarder plus tard… Ce n’est plus le diffuseur qui compose un programme susceptible de fidéliser ses téléspectateurs, c’est l’abonné qui compose lui-même son programme. Changement complet de paradigme. La télévision devient un objet de consommation individuel et non plus familial et encore moins collectif. Chacun compose son programme comme il veut, regarde ce qu’il veut quand il veut, avec cinq minutes ou cinq jours de décalage, où il veut, en commençant de regarder une série sur son téléviseur puis en terminant de la visionner sur sa tablette au lit ou sur son smartphone dans le métro.
Netflix et Amazon m’ont tuer
De nouveaux diffuseurs sont apparus sur internet pour offrir ces services, comme Molotov TV qui croît à vitesse grand V (mais qui peine encore à engranger des abonnés payants). Les diffuseurs de télévision historiques et présents dans le hertzien tentent de suivre le mouvement. Mycanal (2 millions d’abonnés-utilisateurs actifs) proposé par Canal +, ou le futur Salto proposé par TF1, France Télévisions et M6 qui arrivera bien tard sur le marché. La télévision est aujourd’hui en pleine révolution : les déboires rencontrés par le groupe Canal + (qui perd 500 000 abonnés par an) ou la chute continue de la part d’audience de TF1 depuis 20 ans montrent que les modèles de la télé hertzienne payante nés dans les années 1980 et celui de la TV hertzienne gratuite née après-guerre sont aujourd’hui morts-vivants. Ils survivront encore quelques temps mais sûrement moins longtemps qu’on l’imagine. La croissance exponentielle des réseaux THD et des datacenters qui stockent des milliards d’heures de programmes va faire exploser tous les modèles actuels.
Les conséquences de cette révolution sont encore incalculables pour la culture et l’industrie audiovisuelle françaises. La croissance de Netflix, qui compte déjà plus de 100 millions d’abonnés dans le monde, tient en partie à sa puissance d’investissement : près de 10 milliards de dollars par an représentant plus de 700 unités produites, soit deux films ou épisodes de série nouveaux par jour !… Dans ce contexte d’internationalisation massive de l’offre de contenus (Amazon avec son service de SVOD Prime entame la course-poursuite avec Netflix), que pèsent les diffuseurs nationaux ? Plus grand chose et l’on guette avec inquiétude la chute annoncée du groupe Canal +. Ce qui est en jeu n’est pas la gestion discutable de la programmation de la vénérable « chaîne cryptée » par Bolloré (la disparition des Guignols est un épiphénomène), mais la survie du cinéma français. Car Canal+ est le principal financeur des films produits en France.
La généralisation culturelle américaine
Qui produira demain les films ou les séries françaises si TF1, Canal+ ou France Télévisions disparaissent ou n’ont plus les moyens de ces ambitions ? Vraisemblablement Netflix ou Amazon Prime, qui produisent déjà des unités en langue française originale (la très ratée série Marseille, notamment). Certes, il y aura toujours des programmes français, mais les donneurs d’ordre seront à Los Gatos (Californie) ou à Seattle (Etat de Washington) et les réalisateurs français devront faire le voyage aux Etats-Unis pour financer leurs projets. Le soft power américain sera devenu total par anéantissement de toute concurrence. Les accords Blum-Byrnes signés en 1946 entre les Etats-Unis et la France ont mis fin au régime des quotas imposés aux films américains qui ont pu envahir nos écrans de cinéma et de télévision. C’était le prix à payer pour une réduction de notre dette de guerre. Mais vaille que vaille, l’industrie de la production française, soutenue par la télévision, avait réussi à maintenir la tête hors de l’eau. Combien de temps encore pourrons-nous regarder des créations originales françaises ?
Le philosophe Bernard Stiegler parle de la disruption comme d’un phénomène technologique qui va plus vite que l’analyse que l’on peut en faire et que la réglementation que l’on peut mettre en place pour tenter de le réguler. Et la télévision est en pleine disruption, c’est une évidence. A tel point que nos gouvernants sont, tels des lapins aveuglés par les phares d’une voiture, incapables de voir ce qui se passe, de prendre la mesure du péril en la demeure et de mener une politique qui pourrait sauvegarder ce qui reste de la culture et du cinéma français.
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