Nadejda Alexandrovna Lokhavitskaïa (1872-1952), de son nom de plume Teffi, fut l’auteur le plus lu au sein de l’émigration russe en France entre les deux guerres. Dans ses souvenirs, publiés en russe en 1931 et traduits pour la première fois en français, elle raconte le voyage involontaire qu’elle fit de Moscou à Odessa en 1918-19.
Road-movie russe
Aux premières pages, Teffi renseigne le lecteur sur sa position personnelle et non moins, dans une certaine mesure, collective : « Comme bon nombre d’artistes et d’intellectuels », elle était favorable à la révolution de février 1917, mais fut révulsée par les violences d’octobre. Dès lors, il ne sera plus guère question, dans le livre, ni de politique ni d’idéologie, mais plutôt d’anecdotes (souvent cocasses), de méthode de survie et d’exécutions sommaires. La Russie et tous ses clichés : et pourtant, c’est vrai !
Les villages, comme dans Docteur Jivago, sont tenus tantôt par les rouges, tantôt par les blancs, puis par les rouges, puis les verts, puis d’autres. Le théâtre de l’absurde se poursuit jusqu’à Kiev et l’on pense à Boulgakov. Pour ceux qui en doutent encore, Boulgakov exagérait à peine. Jusqu’aux rumeurs sur l’étrange Petlioura, dont Teffi affirme qu’il était entouré de « vibrations ». Ou peut-être sont-ce d’étranges résonances entre une fiction publiée en 1925 (La Garde blanche de Boulgakov) et les souvenirs de Teffi publiés quelques années plus tard. Pour le plaisir du mystère : un passage de La Garde blanche.
« Mania, regarde, regarde… C’est Petlioura, sur le cheval gris… Quel beau gars !…
– Mais non, Madame, c’est un colonel.
– Oh, c’est vrai ? Mais alors, où est Petlioura ?
– Petlioura est au palais. Il reçoit des ambassadeurs français d’Odessa.
– Qu’est-ce que vous dites, mon bon ? Vous êtes fou ? Quels ambassadeurs ?
– Il paraît, Piotr Vassiliévitch, que Petlioura (chuchotements)… à Paris, hein, vous voyez ?
– Des bandits, tu parles… Un million d’hommes !
– Mais où est Petlioura ? Mes agneaux, où est Petlioura, que je lui jette au moins un petit coup d’œil.
– Petlioura, Madame, est en ce moment sur la place, où il passe la revue.
– Pas du tout. Petlioura est à Berlin, où il est reçu par le président pour conclure un accord.
– Quel président ? Est-ce que vous feriez de la provocation, mon bon ?
– Le président de Berlin… Pour la république…
– Vous avez vu ? Vous avez vu ? Ah ! Dites-donc, c’est quelqu’un !… Il est passé par la rue Rylski en carrosse. Tiré par six chevaux…
– Excusez-moi est-ce que ces gens-là croient aux évêques ?
– Ça, je ne peux pas vous dire… Ce que je peux dire, c’est que je l’ai vu passer, et rien de plus. Expliquez-vous même le fait que…
– Le fait est que les popes disent l’office en ce moment…
– Avec les popes, on est plus sûr…
– Petlioura. Petlioura. Petlioura. Petlioura. Petlioura… »
Des robes du soir dans des rideaux
Du reste, mystère est un bien grand mot, tant la crudité de la vérité universelle apparaît dans ces quelques lignes anodines de Boulgakov. La vérité, selon Teffi, c’est la confusion et la malice du destin, le sentiment qu’à chaque nouvelle démarche à faire ; que derrière chaque nouvelle porte à ouvrir, le destin dépend d’une seule personne qu’il faut s’efforcer de convaincre en lui faisant des mensonges et des flatteries. La confusion est universelle : ainsi coupait-on en Russie, en 1919, des robes du soir dans les rideaux, exactement comme en 1865 à Atlanta, au temps de Scarlett O’Hara. Et parfois « quelqu’un disparaissait ». Teffi s’interroge : est-il à Moscou, à Kiev, à l’étranger ? Ou bien « là d’où on ne revient pas » ?
L’exil pressant
S’il lui arrive d’être alitée en raison d’un refroidissement (son petit appartement à Kiev n’a pas de fenêtre), sa chambre se transforme en salon mondain improvisé. « Vous vous reposerez quand vous serez guérie ! » lui dit-on. Quelques jours plus tard, il faut quitter la ville, vers Odessa, où débarque en même temps une troupe de théâtre dirigée par un ancien coiffeur, sa femme et sa belle-mère, composée notamment de onze souffleurs (il paraît que les artistes obtenaient plus facilement un laissez-passer). Et pourtant, des coiffeurs en exercice, il en fallait : après le départ des troupes françaises d’Odessa, l’exil devient pressant, on se précipite au salon de coiffure pour se faire onduler les cheveux avant le départ. En passant, on achète quelques mètres de crêpe de Chine à prix bradés. Finalement, le bateau parvient à partir, mais c’est en marche arrière (panique à bord : on craint de revenir vers le port !). C’est que le moteur, endommagé, ne fonctionnement pas en marche avant.
Portraits et «anekdota»
Les tribulations mettent en évidence les caractères singuliers dont Teffi se fait volontiers la portraitiste. Sur le mode comique : l’imprésario qui la conduit vers les mers du sud, elle et ses compagnons comédiens. Maladroit et dévoué, Gouskine (son nom dérive de l’oie, en russe) est un brasseur approximatif de mots et d’affaires. Dès que le train s’ébranle, il délace ses souliers et semble déjà avoir une barbe de quatre jours. Comme le directeur cosmopolite de l’hôtel de Balbec (des Jeunes filles en fleur), il déforme les dictons à l’envi : il lui arrive ainsi de « dormir à verse », mais peut aussi se présenter à lui seul « en foule ». Sur le mode tragique, comme une suite de matriochkas : un ami dont la maison a été pillée fait le tour des isbas du voisinage pour racheter ses tableaux et ses livres. Dans le coin des icônes d’une petite maison, il trouve un portrait de Teffi peint par Schleifer. En note : Schleifer, émigré à Paris, a plus tard été déporté en Pologne où il est mort. Trajectoires où les hommes et les arts se croisent à petite et grande échelle. Le train, en particulier, est une source inépuisable d’anekdota : des voyageuses racontent comment des connaissances ont réussi à sortir de Moscou des diamants, dissimulés partout où cela était possible, y compris dans les narines.
L’impossible parti de l’intelligence
Teffi affirme avoir rencontré Lénine en 1905, en Suisse, et soutient que la raison de son succès se trouve dans sa ténacité plus que dans son charisme. « Il savait, ajoute-t-elle, utiliser les autres plutôt qu’il ne savait les convaincre. » En un mot, Lenine fut un opportuniste plutôt qu’un visionnaire. Et combien étaient-ils, les Lénine au petit pied ? Dans un village, un gnome portant une pelisse de loutre plus grande que lui, à la manière d’une traîne royale, s’enthousiasme pour la troupe d’acteurs à laquelle appartient Teffi, il propose qu’ils se joignent au prolétariat local pour une représentation. Tous en scène ! Amusant, n’est-ce pas ? Mais aussi, de nos jours, dans notre pays qui n’est certes pas révolutionnaire prolétarien, aux pieds de quelle Nabila se jetterait un gnome de ce genre, et affublé de quelle pelisse de loutre ? Les bolcheviques, au moins, s’intéressaient aux artistes. Du reste, ces derniers n’avaient pas le choix : en l’occurrence, s’ils acceptent de donner la représentation, ils ne seront pas fusillés. Au-delà des palissades, le village est le théâtre d’actes effroyables. Mise à part la question de la redistribution économique (scandaleuse ou nécessaire, selon les avis), les deux caractères antagonistes de la révolution restent la violence et la soif de culture.
La fin d’un monde
Arrivée à Kiev, Teffi retrouve la civilisation : un officier « avec des épaulettes » mange un gâteau au lieu de se cacher dans une cave. Hélas, elle voit aussi un barine humilier un serveur : rien de mieux comme « propagande bolchevique » ! Visitant une dernière fois la laure (monastère orthodoxe), elle ressent la peur de Dieu, comme dans son enfance. Dehors, le canon gronde. À bord du bateau, les messieurs élégants transportent sur leur dos les sacs de charbon. Ils sont entrés dans leur rôle, remarque la dramaturge. « Un intellectuel se prend pour un véritable haleur, il traîne sa corde et dans sa poitrine grandit la semence de la haine qu’éprouve le peuple ».
Avant de quitter définitivement son pays, Teffi entend les cloches de Pâques. Elle a une vision prophétique (et dramatique). Du reste, au Moyen Âge, écrit-t-elle aussi, ses talents de sorcière l’auraient fait brûler vive. Sauf que ce n’est pas au Moyen Âge, que l’on a brûlé le plus de sorcières, c’est (surtout) aux Temps modernes.
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