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Tchétchénie, l’autre Etat islamique?


Tchétchénie, l’autre Etat islamique?
Défilé d'étudiantes lors de la journée de la Femme tchétchène (Grozny, 2010). Sipa. Numéro de reportage : AP21025754_000003.
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Défilé d’étudiantes lors de la journée de la Femme tchétchène (Grozny, 2010). Sipa. Numéro de reportage : AP21025754_000003.

Il y a une quinzaine de jours, la déclaration de Ramzan Kadyrov, le président de la République tchétchène, à la télévision russe a eu l’effet d’une bombe : celui qui règne en tyran depuis plus de dix ans propose de prendre sa retraite politique. Il est difficile d’imaginer Kadyrov, qui soufflera ses quarante bougies le 5 octobre prochain, céder la place pour démarrer une deuxième carrière. S’agit-il d’une marque de défiance adressée à Poutine ? Quoi qu’il en soit, cette annonce reflète-t-elle des tensions avec Moscou. Mais pourquoi ? Kadyrov est plutôt un « bon élève »  du Kremlin qui « tient » bien la Tchétchénie. Pour quelle raison Poutine risquerait-il de réveiller le chat qui dort ?  Un rapport publié par l’opposition russe pourrait permettre de percer le mystère : selon le texte, Kadyrov représente un risque islamiste élevé pour la Russie.

Pour Silvia Serrano, chercheuse au Centre d’étude des mondes russes, « Ramzan Kadyrov instrumentalise depuis longtemps la religion dans le but d’asseoir sa légitimité et de trouver un écho dans la région. Il procède depuis une dizaine d’années à une politique de réislamisation et de terreur.» Rappelons que Ramzan Kadyrov est le fils d’Akhmad Kadyrov, mufti de Tchétchénie et l’un des leaders du mouvement indépendantiste après la dislocation de l’URSS. Il a été un soutien du leader séparatiste Dudayev, pendant la première guerre de Tchétchénie en 1994-1996 et s’est battu contre les Russes. Il a cependant fini par rallier le camp russe au cours de la deuxième guerre tchétchène de 1999-2000. Grâce au soutien de Poutine, il s’est ensuite imposé à Grozny, capitale de la petite république (1 250 000 habitants) à forte capacité de nuisance. S’il s’est éloigné des séparatistes, ce n’était pas uniquement par des calculs – essentiels – de pouvoir et de clans, mais aussi par peur de voir le djihadisme wahhabite du type Al-Qaïda, importé par les combattants étrangers répondant à l’appel au djihad contre la Russie, se substituer à l’Islam sunnite pépère de l’ancienne république soviétique. Quoi qu’il en soit, Akhmad Kadyrov a trouvé en Poutine un allié qui, à partir de 2000, l’a soutenu sans faille.

Ce n’est qu’après son assassinat par des islamistes pendant le défilé de la victoire le 9 mai 2004, que son fils lui succède. Pour s’imposer, Kadyrov junior recourt aux mêmes sources de légitimité : le nom du père mais surtout la religion. Ainsi, en 2005 il lance la construction d’une mosquée monumentale au cœur de Grozny, dédiée à la mémoire de son père assassiné.

Le « deal » a donc été clair. Comme l’explique Silvia Serrano, « Poutine a octroyé un blanc-seing total à Kadyrov qui lui permet de tuer et enlever comme il le souhaite. Il a droit de vie et de mort sur toute la population tchétchène tant qu’il reste loyal à la Russie. Le Kremlin a également donné beaucoup d’argent à Kadyrov pour reconstruire le pays. » En échange de cette allégeance, Kadyrov a les mains libres.

On ne sait pas ce qu’aurait fait le père, mais avec le fils les premières dérives de l’islamisation à marche forcée n’ont pas tardé : en 2005 il interdit les jeux de hasard. En 2006, des citoyens danois n’ont pu entrer dans le pays à cause des caricatures de Mahomet publiée par le journal Jyllands-Posten. Depuis 2007, les femmes sont obligées à se voiler dans les institutions étatiques et les services publics. Les fillettes doivent elles aussi porter le voile dans les établissements scolaires. Aucune n’échappe aux menaces, aux intimidations, aux violences. Un harcèlement permanent pour qu’elles adoptent la panoplie islamique complète : voile, longue jupes, bras couverts… Ces tenues sont devenues la condition sine qua non pour aller au cinéma ou se promener dans la rue. En 2008, le président expliquait au journal Komsomolskaïa Pravda : « J’ai le droit de critiquer ma femme. Mais ma femme n’a pas le droit de me critiquer. La femme doit être un bien. Et l’homme, le propriétaire. Chez nous, si une femme se comporte mal, le mari, le père et le frère en répondent. Selon nos coutumes, si elle a un comportement dissolu, les proches la tuent. »  Durant l’été 2010, des femmes ont même été agressées à coups de tirs de paintball et Kadyrov a affirmé sans honte être prêt à « remettre un prix » aux agresseurs.

Ramzan Kadyrov préconise aussi la polygamie avec un argument délirant : il y a plus de femmes que d’hommes en Tchétchénie, il faut bien « qu’elles trouvent leur place dans la vie ». Dans la petite république caucasienne, un homme peut avoir jusqu’à quatre épouses et les mariages forcés sont monnaie courante. Nazhud Guchigov, chef de la police de 47 ans et ami de Kadyrov a ainsi forcé une jeune fille de 17 ans à devenir sa seconde épouse l’an dernier, après l’avoir menacée ainsi que sa famille. On a aussi vu apparaître les viols de masse, pratiques qui n’existaient traditionnellement pas. Kadyrov alimente les tensions en acceptant la loi du Talion et autres « crimes d’honneur ». En 2011, un père de famille est même allé jusqu’à tuer ses deux filles qui refusaient de commettre des attentats-suicides. Ces crimes, visant en général les femmes considérées comme « immorales », peuvent être perpétrés par le père, le frère mais aussi d’autres proches parents de sexe masculin comme l’oncle. Kadyrov remodèle ainsi les traditions religieuses de la Tchétchénie à sa guise et va même plus loin. En 2015, suite aux attentats de janvier à Paris, les manifestations anti-Charlie à Grozny ont rassemblé 800 000 Tchétchènes, deux tiers de la population ! Bref, la stratégie est évidente : face à la concurrence wahhabo-djihadiste, Kadyrov répond avec un intégrisme-maison, engageant une guerre des islamistes contre d’autres islamistes.

Pendant un certain temps, cette surenchère n’a pas semblé déranger Poutine, qui se satisfaisait du calme sur le front Tchétchène, sa première victoire en tant que président de la Fédération russe. Cependant, avec le pourrissement du Printemps arabe, la montée de l’Etat islamique et la guerre civile syrienne, la position russe est devenue de plus en plus difficile à tenir.

D’un côté, Moscou entend officiellement lutter contre Daech en Syrie, aux côtés de Bachar Al-Assad le laïc alaouite allié de l’Iran, et met constamment en avant sa lutte contre l’islamisme pour alimenter le patriotisme russe. De l’autre, elle laisse la Tchétchénie s’islamiser. Or le risque est considérable et concret. Kadyrov a beau clamer son opposition à Daech et insister sur son « bon islam », dans les faits, de nombreux tchétchènes sont partis en Syrie pour servir l’Etat islamique. On pense bien sûr à Omar le Tchétchène, « Barbe-Rousse », un djihadiste chevronné à la tête du Ministère de la Guerre de Daech qui a récemment échappé de peu à un assassinat ciblé par les Etats-Unis. Mais si beaucoup de Tchétchènes de l’EI sont des vétérans des guerres des années 1990 et 2000, d’autres, parmi les quelque 4 000 combattants caucasuens présents aujourd’hui en Irak et en Syrie, sont des jeunes qui ont grandi dans la Tchétchénie de Kadyrov. C’est le cas de Sayf-al-Islam, 21 ans, arrivé en Syrie il y a trois ans et tué récemment dans un combat contre des forces kurdes au nord d’Alep.  Autrement dit, si grâce à Kadyrov l’armée russe n’est plus obligée de se battre contre des islamistes tchétchènes dans le Caucase, elle risque de les croiser en Syrie où elle est engagée depuis septembre.

Poutine a-t-il commencé à se méfier de son allié ? Après l’assassinat de l’opposant Nemtsov, peut-être exécuté par les services tchétchènes (proches des services russes sans pour autant leur être totalement inféodés) quasiment sous les fenêtres du Kremlin, la question a déjà été posée. Kadyrov a-t-il franchi la ligne rouge ? Le Kremlin a-t-il officieusement pris conscience du danger de ce « chien fou » et souhaite-t-il l’évincer ? En tout cas, il est de plus en plus difficile de séparer les bons intégristes des mauvais.



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Journaliste et syndicaliste, Manuel Moreau est engagé dans le mouvement social.

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