Trente-trois ans après l’explosion nucléaire, Tchernobyl exploite la manne du tourisme. Dans cette cité fantôme, les voyageurs découvrent des animaux sauvages et une activité industrielle insoupçonnée. Reportage.
Après la sortie de Kiev, on roule vers le nord pendant deux heures, les nids de poule ralentissent l’allure du véhicule, le check-point apparaît. À partir de là, on ne peut plus voyager librement. Nos deux guides s’appellent Aleksandr, dont le fameux Aleksandr Sirota. Ce pionnier du tourisme dans la zone contaminée est un enfant du pays, évacué avec sa mère de la ville de Prypiat suite à l’explosion du réacteur 4 le 26 avril 1986. Les consignes sont données. Les vêtements doivent être couvrants. Il est interdit de manger ou de boire à l’extérieur des véhicules ou des bâtiments, interdit de s’asseoir sur le sol et même d’y poser son sac. Les chaussures ? Il suffira de les laver en rentrant… Ne rien toucher, ne rien prélever. Ne pas boire d’alcool. Nos deux guides nous suivront comme notre ombre. La zone des 30 kilomètres autour de la centrale est à nous. Ici vivaient 115 000 personnes, évacuées dans les jours et les semaines qui ont suivi l’explosion de la centrale de Tchernobyl. Aujourd’hui, ce no man’s land supposé est loin d’être désert. Nous allons le découvrir, il est même le théâtre d’un étonnant manège.
Le sol sablonneux, les vastes étendues de pins et les prairies herbeuses évoquent parfois la forêt de Fontainebleau. La plupart des visiteurs empruntent directement la large route qui mène à la centrale où s’est joué le drame. Nous préférons les chemins de traverse qui nous mènent dans des villages abandonnés dont les petites maisons de bois sont toujours debout, au milieu des bouleaux et des buissons. La météo clémente, les couleurs de l’automne, le calme donnent une impression de sérénité. Un panneau en forme de menhir indique en russe la direction à suivre pour rejoindre le « Camp pionnier, MERVEILLEUX ». La colonie de vacances des jeunesses communistes qui accueillait tous les enfants de 9 à 14 ans se trouve à quelques encablures, au milieu des bois. Construits dans les années 1970, les réfectoires et les dortoirs en ruine sont parsemés de trous béants, dans lesquels nos guides nous prient instamment de ne pas tomber, qui trahissent les anciennes infrastructures souterraines. Partout, il y a des vestiges des anciens jeux d’enfants, comme cette fine et grande pyramide rouillée à tête de girafe qu’Aleksandr, gamin, prenait pour un vaisseau spatial. Un auvent délabré réservé aux parents qui venaient rencontrer leur progéniture ressemble à une chapelle. Sur le mur qui soutient encore le squelette de l’édifice, un palais des mille et une nuits en mosaïque est resté intact, comme la croix brillante au milieu des décombres de Notre-Dame. Ici, les cris des enfants se sont tus subitement en 1986. Le lieu est devenu le camp de base des premiers liquidateurs, pionniers parmi les 600 000 hommes employés jusque dans les années 1990 pour nettoyer et assainir la zone.
La vie suit son cours
Ces lieux de vie abandonnés sont légion. Nous déambulons ensuite au cœur d’une ferme collective dont les immenses étables bringuebalantes ou effondrées ont désormais vocation à abriter les animaux sauvages, puis sur les rives d’un port où les arbres abattus par les castors s’encastrent sur des bateaux rouillés. Nous sommes venus le constater et nous pouvons en témoigner : la nature reprend ses droits. La zone possède une qualité dont peu de réserves naturelles européennes peuvent se prévaloir : elle est libre de toute activité agricole. Dans les vastes étendues herbeuses qui longent les routes, on observe aisément les hardes de chevaux de Przewalski, introduits à la fin des années 1990. Certes, il ne faut pas s’attendre à voir surgir des animaux de chaque buisson, mais à l’aube et au crépuscule, nous apercevrons des groupes de cerfs et de biches, et dans les marais, au moins une dizaine d’élans, ces cervidés massifs qui courent comme des gazelles. À l’approche du véhicule, ils tournent rapidement les sabots. Surprenant, alors qu’on nous répète que personne ne les chasse… Peut-être un vieux souvenir du temps maudit de la liquidation où tout ce qui bougeait encore était pourchassé pour être enseveli. En surface, la radioactivité a largement diminué, mais elle est encore partout présente. Affecte-t-elle toujours la faune ? La question suscite toujours la même réponse des biologistes locaux : « rien à signaler ». Aucune anomalie dans les cellules ou l’ADN de la Gélinotte des bois, ni chez les nombreux bouvreuils pivoines qui nous ont survolés ou chez les majestueux pygargues à queue blanche qui rodaient sur la rivière Prypiat.
La vie suit son cours dans la zone comme si de rien n’était. En rejoignant l’axe principal et en pénétrant dans la ville de Tchernobyl, à une dizaine de kilomètres de la centrale, tout paraît normal, ce qui procure une impression d’étrangeté. Des chiens déambulent librement, les hommes en treillis – largement la tenue la plus répandue ici – marchent paisiblement dans les rues. Les pelouses sont entretenues, des bâtiments sont en ruine, mais beaucoup sont en parfait état. Un millier de personnes vivent encore ici, essentiellement des ouvriers travaillant sur le site de la centrale. Les touristes en excursion pour plusieurs jours y passent la nuit, comme ce fut notre cas. Sur le perron du bâtiment qui nous héberge, au milieu d’une meute de chiens inoffensive, une bouteille de vodka surgit des mains de deux Ukrainiens. Nous buvons de bon cœur et armés de patience et de Google Translate, nous finissons par comprendre qu’ils sont routiers et chargés d’acheminer des grues jusqu’en Europe du Nord. Un jeune homme qui parle anglais est cantonné là pour la nuit avant de reprendre la route le lendemain, avec son groupe de touristes.
Au petit matin, il les mène devant le monument dressé à la gloire des pompiers. Ils furent les premiers sur les lieux de la catastrophe, luttant contre les flammes hostiles et subissant les foudres d’un mal invisible. Beaucoup l’ont payé de leur vie. Aleksandr déplore l’état du monument, se bat pour sa restauration et ne décolère pas. Sur l’ensemble des compagnies touristiques qui déversent chaque jour leurs clients au pied de l’édifice, une seule a dénié répondre à son appel aux dons. Le succès de la zone a attiré des profiteurs qui ont rompu avec l’esprit des pionniers. La manne du tourisme a fait rentrer dans l’arène radioactive ceux que nos guides appellent les « McDonald Tours ». Les bus partis de Kiev dès potron-minet, sans s’écarter de l’axe principal, déposent les visiteurs aux abords des sites d’intérêt jusqu’à la ville fantôme de Prypiat, le bouquet final. Le circuit est bien rodé et le retour au bercail se fait dans la foulée, le soir même. Alexandr préfère les ambiances plus intimes. Comme à ses débuts, il y a plus de vingt ans, il continue à convoyer de petits groupes soucieux de prendre leur temps.
Pour autant, nous ne faisons pas l’impasse sur les incontournables. Pour y accéder, il faut franchir le second check-point, celui des 10 kilomètres autour de la centrale, cette partie de la zone qui fut la plus contaminée. Les gardiens du temple contrôlent les autorisations et laissent le véhicule filer doucement vers l’ouest. Plusieurs cars sont déjà stationnés. À l’entrée d’un bâtiment de briques blanches, et devant un imposant buste de Lénine tout bariolé, un gardien tue l’ennui en faisant danser un chien sur ses pattes arrière. Ce petit spectacle se donne au pied de l’étrange structure visible à des kilomètres à la ronde. Il s’agit de l’émetteur d’un radar, un mur ajouré immense de plus de 80 mètres de haut et de 250 de long, surgissant de la forêt et fait d’un enchevêtrement de câbles rouillés. Duga 1, la base militaire à laquelle il appartenait, administrait un système antimissile intercontinental. Voici l’endroit d’où s’exprimait le fameux « pic-vert russe », ce signal radioélectrique saccadé qui, dans le monde entier, tapait sur les nerfs des radioamateurs, brouillait les radiodiffusions et s’infiltrait dans le réseau filaire ! Il se tut, le 26 avril 1986. Comme celui du canari dans la mine de charbon que le grisou fait taire, le silence du pic-vert était annonciateur. À Prypiat, Aleksandr allait avoir 10 ans.
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À l’approche de la centrale, l’abord des routes devient moins sauvage. Nos guides nous invitent à observer le dosimètre. Il indique 0,96 millisievert (mSv), puis atteint momentanément 4,37 à l’endroit même où des véhicules de chantier stationnent et où une dizaine d’ouvriers s’affairent à reboucher des nids de poule. Le périmètre a été nettoyé depuis longtemps et le taux de radioactivité reste raisonnable. Il permet à plus de 2 000 personnes de travailler ici, à l’ombre de l’immense sarcophage blanc qui enchâsse le réacteur 4, de l’imposante unité 5 inachevée et de sa tour de refroidissement. Cette zone au cœur de la zone, épicentre du plus gros accident nucléaire civil, ne s’est jamais assoupie. La centrale a continué de fonctionner jusqu’en 2000 et reste aujourd’hui un important centre de distribution d’électricité pour l’Ukraine et la Biélorussie. Partout, les treillis militaires croisent les uniformes estampillés « Novarka », nom de l’entreprise qui a construit l’enceinte de confinement. Les projets chinois d’installation d’une centrale solaire géante et ceux des européens d’implantation d’un site de stockage de déchets nucléaires devraient assurer à la zone un avenir radieux.
Que reste-t-il de Prypiat ?
À deux pas, tandis que les ouvriers s’affairent autour de la centrale, partout les touristes et leurs guides déambulent dans la cité abandonnée de Prypiat. Depuis longtemps, pour garantir le dynamisme économique de la zone, le pacte est scellé entre les hommes qui bâtissent et la nature qui détruit. On se promène dans la cité fantôme comme un ramasseur de champignons. Le passé est partout : sur les façades aux vitres brisées des immeubles, sur les balcons où poussent les bouleaux, derrière la fenêtre qu’Aleksandr désigne et où l’on imagine sa mère servant le repas, à l’entrée du cinéma où se dresse une mosaïque presque intacte, sur ce pan de mur célèbre où est inscrit en lettres rouges « notre chère Prypiat, notre jeune ville » ou sur cet autre qui le parodie, « place de parking bon marché à louer ». Curieusement, au premier abord, rien n’est triste malgré le délabrement de cette cité dont, trente heures après l’explosion, 50 000 personnes furent évacuées. Le tourisme a remplacé la vie.
De tous côtés, les visiteurs sortent du sous-bois et convergent au pied de la célèbre grande roue aux nacelles jaunes. Venus d’Allemagne visiter la ville de Kiev, Adrian et Jen n’ont pas longtemps hésité à s’offrir cette excursion atypique. Enthousiastes et avides d’apprendre, les nombreux fans de la série produite par HBO sont enfin sur place, après avoir trépignés pendant des mois. Andrzej est plus flegmatique, mais tout aussi passionné. Bonnet noir, lunettes noires, veste noire, pantalon noir et appareil photo en bandoulière, ce Polonais est venu la première fois en 2009. En compagnie de son guide attitré, il entame son dix-septième séjour. Il aime tout de cette vaste zone que la nature et les hommes continuent de façonner, surtout ces vieux villages aux maisons de bois délabrées. Le destin des petites gens le hante, de ceux qui n’avaient encore jamais franchi la frontière des communes voisines et qui s’en sont allés en laissant tout derrière eux.
La centrale s’éloigne alors que nous marchons à l’aube vers le sud, sur la digue qui pénètre au sein de l’immense réservoir de refroidissement. Un artiste pourrait poser là son chevalet, peindre le clinquant sarcophage blanc, la vieille unité 5, flanquée de ses grues rouillées et la tour de refroidissement d’où n’est jamais sortie la fumée blanche.
Remerciements : Oleksiy Pichkurenko et Elena Lyshtvan
Pour visiter la zone de Tchernobyl, rendez-vous sur www.chernobyllab.com.