Taylor Swift fascine et déconcerte. Son nouvel album, The Tortured Poets Department, est le succès phénoménal annoncé. Mais, comme d’habitude, l’écoute est toujours un peu décevante.
L’autre fois dans le métro, j’ai tenté une expérience. Tandis que je lisais un passage terrifiant de James Ellroy où il décrit la découverte d’un cadavre pendu par les pieds, duquel pleut le sang, coulaient dans mes oreilles, parallèlement, les mélodies aguicheuses du dernier disque de Taylor Swift. Les grands écarts ne m’effraient pas et j’ai le goût du paradoxe. Précisons que l’atmosphère du métro est sans aucun doute plus familière à la prose toxique d’Ellroy qu’aux parfums pop de Taylor Swift.
C’est bon, la guimauve
Je tourne autour de Swift depuis un petit moment. En vieillissant, se creuse en moi un curieux penchant qui consiste à observer de loin la vie des divas capricieuses, vedettes vulgaires, célébrités interlopes et étranges aristocrates, de Kate Middleton (je cite son nom, qui est le premier à me venir à l’esprit, bien que je ne me sois jamais intéressé à elle) ou Margaret Windsor (c’est sans nul doute un choix qui me correspond mieux), en passant par Amy Winehouse, Peter Doherty, Christophe Rocancour, Kanye West ou peut-être, un jour, Kendji Girac (non, quand même : moi aussi j’ai mes limites). C’est mon côté Paris-Match. Bien sûr, il y a là-dedans quelque chose d’un peu grotesque et kitsch : pour tout dire, une forme de mauvais goût dans ce voyeurisme de salon de coiffure pour esthète au chômage. On fait ce qu’on peut.
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La dernière cible de cette obsession est Taylor Swift. Mais comme disait Neil Tennant des Pet Shop Boys, si l’on peut être fasciné par le phénomène Taylor Swift, il y a toujours quelque chose de décevant. Comme un feu qui ne prend pas ; une émotion qui s’épanouit pauvrement. Ses airs de cheerleader de Pennsylvanie, de fille à papa qui ramène de vilains garçons, de college-girl éternelle, de chouchoute des professeurs manquent, comme malgré elle, de piment. Parfois, je me force à comprendre. En élève appliqué, j’ai cherché la raison de cet incroyable succès. Inlassablement, j’ai écouté ses albums. Dans l’ordre, plusieurs fois. Je mentirais si je disais que rien ne m’a charmé. Il y a une adolescente qui sommeille en moi. Taylor n’a pas manqué de la réveiller. Le sortilège existe bien. Mais toujours le goût de la guimauve revient.
Souffrances en plastique
Pourtant, Taylor se démène. Elle fréquente des poètes torturés, des pop-stars angoissées (Matty Healy de The 1975), mais toujours Taylor rentre dans le rang (elle est actuellement en couple avec le footballeur américain Taylor Kelce). On sent bien que Taylor veut regarder de l’autre côté du miroir. Mais Taylor a peur de décevoir sa famille (« But Daddy, I Love Him »). La première de la classe n’arrive pas à bien assumer ses vices, ses démons, sa vie pleine de mélancolie. Elle en parle, bien sûr. Les paroles de ses chansons sont un journal intime ; elles mêlent des gouttes de fragrances interdites aux larmes salées. Et en concert on perçoit parfois dans son regard un vertige, une forme de gouffre. Mais jamais Taylor ne parvient à sauter dans le vide, à étaler ses tripes sur la table. Ça pleurniche avec une boîte de Kleenex à portée de main. Jamais l’on n’entend le cri de quelqu’un qui sauterait de la fenêtre : c’est toujours un tort. Donnez-nous de l’hôpital psychiatrique, des cures de désintoxication, des malheurs à n’en plus pouvoir, des crises d’angoisses comme feu d’artifice !
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Dans son dernier album intitulé The Tortured Poets Department (tout un programme), on a l’impression que la demoiselle met de la bonne volonté à rejoindre les maudits et les nerveux, ce sel de la Terre, comme disait Proust. Ce n’est pourtant jamais suffisant. Tout est mis en œuvre, mais non : sa souffrance est en plastique. Nous n’entendons pas ses chagrins crier, sa chair triste être vraiment meurtrie. Elle s’est entourée de petits génies (Jack Antonoff, Bryce Dessner de The National) pour composer et arranger ses chansons, mais celles-ci restent à la surface, sans jamais plonger en profondeur. Toujours l’enfant bien élevée remonte. Chassez le naturel, il revient au galop. Pour galoper, Taylor Swift galope : les ventes explosent, les records sont sans cesse battus. Mais que diable ces millions de gens vont-ils chercher ? Qu’est-ce qui, dans ces refrains mignons et superficiels, remue les foules ? Décidément, la nouvelle cible de mon fétichisme est pleine de déception. Dans mon métro, je relève la tête des lignes sanguinaires d’Ellroy. Autour de moi, un monde endormi, sans vie, s’oppresse. On annonce la station Charles-de-Gaulle-Étoile. Je pense au suicide de Kurt Cobain. Taylor Swift susurre toujours dans mes oreilles. Sur Spotify, j’arrête, un peu agacé, la chanson en plein milieu d’un couplet fatigant. Taylor, je n’ai rien contre toi : non, vraiment, j’ai même essayé de t’aimer, mais je n’y parviens pas. Je ne t’oublierai pas, je ne suis pas ainsi. Seulement, nous n’étions pas faits pour nous aimer follement. Je sais, je sais, tu veux accélérer la vie, arrêter de frôler les choses sans les toucher, mais tu n’y parviens pas, c’est ton échec et ta gloire. Peut-être un jour, nous retrouverons-nous. En attendant, souffre, pleure, vis. Et fais-le nous savoir. Plus fort, toujours plus fort.
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