On avait laissé Bertrand Tavernier sous les ors des palais de la République, avec sa comédie à succès Quai d’Orsay (2012), où Thierry Lhermitte interprétait un ministre des affaires étrangères particulièrement étrange, librement inspiré de Dominique de Villepin. Trois ans plus tôt, le réalisateur nous avait régalé en nous invitant dans les pas de la Princesse de Montpensier, très beau film « en costume », narrant le destin et les tourments amoureux de Marie de Mézière. Plus loin, en 2009, Tavernier tournait son grand film américain : In the electric mist (Dans la brume électrique), polar hypnotique baignant dans l’atmosphère poisseuse d’une Louisiane traversée d’êtres fantomatiques. Un rêve de gosse. Une super-production, avec Tommy Lee Jones dans le rôle principal et un succès important outre-Atlantique. On voit par là que l’univers de Tavernier est très diversifié. On relève dans sa filmographie des polars (L627, L’appât), des long-métrages historiques (Que la fête commence, Capitaine Conan, La vie et rien d’autre), des films abordant des sujets de société comme la solitude dans les grands ensembles (Des enfants gâtés), l’école (Ca commence aujourd’hui), la dépression (Une semaine de vacances), l’adoption (Holly Lola)… Tavernier a même donné un grand « western africain », certainement son chef d’œuvre : Coup de torchon (1981), adaptation noire et grinçante du superbe livre de Jim Thompson, 1275 âmes. A 75 ans le metteur en scène nous revient avec un très beau documentaire dressant, en plus de trois heures, un saisissant tableau de l’histoire du septième art : Voyage à travers le cinéma français.
Un réalisateur cinéphile
Car Bertrand Tavernier est un réalisateur cinéphile. Il y a les réalisateurs cinéphiles et les autres. Je pense par exemple à Xavier Dolan, qui se vantait il y a quelques semaines de n’avoir pas « eu le temps » de voir les films de Truffaut, mais avait trouvé celui de voir Titanic par exemple. Bon. Tavernier est l’archétype du metteur en scène cinéphile. On le sait depuis longtemps, notamment depuis la publication du livre 30 ans de cinéma américain, somme monumentale complétée peu après par Amis américains, série d’entretiens avec des réalisateurs. Deux livres faisant de Tavernier l’un des meilleurs connaisseurs français du cinéma US. Dans Le cinéma dans le sang[1. Bertrand Tavernier, Le cinéma dans le sang, entretiens avec Noël Simsolo, Ecriture, 2011.] Tavernier confiera que sa passion pour le cinéma remonte à sa jeunesse lyonnaise : jamais lassé de voir des films, écumant toutes les salles de la capitale des Gaules, il fréquentait même une obscure boite de strip-tease qui passait certains après-midi des films muets, sur un écran de fortune, pour quelques sous. Il n’est donc pas étonnant que le « Voyage… » de Tavernier dans le cinéma français commence à Lyon… ville qui, par ailleurs, a vu naître le cinématographe. Le documentaire de Tavernier se concentre sur le cinéma français produit entre le début des années 30 (les débuts du « parlant » pour aller vite), et la première moitié des années 70, période du ressac de la Nouvelle Vague, des premiers grands succès de Claude Sautet (Les choses de la vie, 1970) et des débuts d’une jeune génération de cinéastes qui développeront un art libre, hors des diktats, des oukases et des chapelles, dont Claude Miller (La meilleure façon de marcher, 1976) et un certain Tavernier (L’horloger de Saint-Paul, 1974).
Démystifier Gabin
A Lyon, donc, ce sont les souvenirs d’enfance. Les réminiscences des premiers films vus, le premier polar qui fait frissonner, le premier western, la première actrice dont on est amoureux, la fréquentation des salles de quartier, puis les premières amours cinéphiles. La première grande étape du parcours de Tavernier est Jacques Becker, célébré à travers des extraits de Casque d’or et du Trou, sa dernière œuvre. L’évocation de son film Touchez-pas au Grisbi de 1954, introduit l’un des fils conducteurs du voyage de Tavernier : la figure tutélaire, le parrain, le patron, Jean Gabin. Le long-métrage de Becker relance la carrière de l’acteur, après-guerre. Et c’est l’occasion d’entrer par la grande porte dans le cinéma des années 30-40 à travers les œuvres de Jean Renoir et Marcel Carné, habités par la présence de Jean Alexis Moncorgé. C’est l’occasion pour Tavernier de battre en brèche la légende d’un Gabin qui se serait « embourgeoisé » au fil du temps, acteur humaniste incarnant des ouvriers ou des personnages un peu paumés à l’avant-guerre (Le jour se lève, La bête humaine, etc), devenu par la suite une figure d’homme installé ; l’évocation du Chat (1971) de Pierre Granier-Deferre, ou du jeu de l’acteur dans Le président (1961) d’Henri Verneuil montre bien qu’il n’a jamais cessé de réinventer son jeu, tout en incarnant une France qui avait elle-aussi changée… L’autre grand fil conducteur du documentaire de Tavernier, c’est Tavernier lui-même. A partir des années 50 il rentre en scène, par la petite porte. De cinéphile amateur, il devient cinéphile professionnel. Il se rapproche de Melville, et parvient à se faire embaucher comme assistant de l’assistant Volker Schlöndorff. Ainsi, Tavernier assistera aux tournages de quelques uns des grands films de Melville des années 60, dont on voit d’abondants extraits (Léon Morin prêtre, Les Doulos). Passionné, mais mal à l’aise dans ce rôle, Tavernier devient attaché de presse de Rome-Paris-Films, la société de production de Georges de Beauregard, qui produira à la fois Schoendoerffer, Varda et Godard. Au contact des cinéastes de la nouvelle vague, la formation de Tavernier se poursuit. On comprend que c’est par un effet de sédimentation de ces influences qu’il deviendra lui-même cinéaste… Son hommage conclusif à Claude Sautet est singulier, comme l’ensemble, il passe par Classe tous risques (1960) le tout premier long-métrage du réalisateur, sorti dix ans avant son chef d’œuvre Les choses de la vie. Une histoire de gangsters, adaptée de José Giovanni, bien loin de l’univers que plus tard Jean-Loup Dabadie cisèlera pour lui. Mais peut-être pas si éloignée de Becker, bouclant ainsi la boucle. Signalons aussi de bien originaux hommages rendus à Gréville et au compositeur Maurice Jaubert.
Le cinéma comme art
Dans la continuité de ce film, une longue série pour la télévision est prévue ; Bertrand Tavernier souhaite y faire tenir tout ce qu’il n’a pu aborder dans son « Voyage… ». Il est déjà question d’un épisode sur les chansons dans le cinéma, et d’un autre sur Duvivier… En fera-t-il un sur son complice, le compositeur Philippe Sarde, qui a travaillé également avec Sautet ? Y en aura t-il un sur Jean Aurenche, scénariste de Prévert, Christian-Jaque et Autant-Lara dans les années 40, qui travaillera par la suite sur les tout premiers films de Tavernier ? On parle d’un feuilleton documentaire de plus de neuf heures. Au terme du parcours, à la fin du long voyage, le sujet n’aura certainement pas été épuisé (il est inépuisable…) mais cet extraordinaire « passeur » qu’est Tavernier aura vraisemblablement converti à la religion cinéphile des milliers d’individus – qui sans cela seraient passés à deux doigts de gâcher leur vie. Et si une gamine de la génération Pokemon, entrée par hasard ou par accident dans une salle projetant ce « Voyage… » comprend en un éclair, en voyant Gabin dans La Bête humaine de Renoir, que le cinéma peut être aussi un art, en plus d’une industrie, alors le pari est gagné…
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