Qui n’a pas vu jouer Tartuffe ignore ce qu’est le jeu de bonneteau. La pièce centrée sur le personnage à double fond, faux dévot aux manières patelines dont Molière fait le portrait à coups de serpe, dénonce moins un caractère universel qu’un phénomène d’emprise aux résonances politiques. C’est avant tout cela, Tartuffe : une pièce politique. À ce titre, plus importante, plus nécessaire, que L’Avare, Le Malade imaginaire, Les Femmes savantes ou même Don Juan. Et comme il s’agit d’une pièce foncièrement politique, elle fut interdite dès sa première représentation. C’était le 12 mai 1664, il y a trois cent cinquante ans. Anniversaire bienvenu pour célébrer la liberté d’esprit contre les impostures.
À peine les trois actes qui constituaient alors la pièce furent-ils joués à Versailles devant Louis XIV pendant les fêtes grandioses données à l’aube du nouveau règne – Les Plaisirs de l’Île enchanté – que l’enchantement comique tourna court : les dévots, jésuites en tête, se sentirent attaqués, ils en appelèrent au roi, lequel mit le holà en dépit de son goût pour Molière. « Truffer », en vieux français, signifiait « tromper » : d’où le titre exact, Le Tartuffe ou l’imposteur, de quoi contrarier bien des gens. La pièce sera reprise à Paris trois ans plus tard, allongée de deux actes, aussitôt interdite. Puis en février 1669, toujours à Paris : et c’est un triomphe ![access capability= »lire_inedits »]
Il a fallu cinq ans pour que les conservateurs baissent pavillon. Bigots pour les uns, saintes âmes pour les autres. En tout cas, dans l’intervalle, la reine mère Anne d’Autriche soutient leur combat, vigie des bonnes mœurs qui surveille la cour où le Roi-Soleil, gracieux danseur de ballets, conte fleurette à Madame, sa cousine germaine et incidemment sa belle-sœur, épouse de Monsieur, esthète grassouillet qui, à Madame, préfère les seigneurs bravaches et les valets de pied. Tout ce petit monde s’amuse beaucoup sous le regard de la reine mère qu’entourent les pieuses figures de la Compagnie du Saint-Sacrement, parmi lesquelles Bossuet, unies dans le souvenir du grand Vincent de Paul récemment décédé : une école de prédicateurs à l’ancienne, rigoureux, sincères, dynamiques, des jésuites de feu qui ne badinent pas avec la foi ni avec la morale, et qui tempêtent contre le théâtre. Pour eux, Molière et Satan, c’est tout un. Anne d’Autriche meurt en 1667 d’un cancer du sein dont elle a enduré les douleurs avec un courage exemplaire. La cour peut enfin jouir de libertés nouvelles. Et la troupe du roi, conduite par un Molière au comble de la faveur que le jeune monarque lui prodigue, joue Tartuffe sans interruption devant des publics aux anges.
Ce n’est pas une pièce drôle. Elle s’attaque plaisamment, mais avec gravité, au pouvoir de l’Église ainsi qu’aux deux branches maîtresses du tronc social, l’institution du mariage, en opposant l’amour à la toute-puissance paternelle, et l’institution judiciaire, à travers une affaire d’héritage. On y rit peu. Seule égaie vraiment la fameuse scène 4 de l’acte I, très brève, où Orgon, le maître de maison de retour chez lui après une absence de deux jours, s’inquiète de la santé de Tartuffe au lieu de celle d’Elmire, sa femme, qui, durant ces deux jours, a souffert d’un fort mal de tête avec de la fièvre. Elmire justement que ledit Tartuffe tente de séduire et qui, pour convaincre Orgon de la duplicité du gourou, feint de céder à ses avances après avoir enjoint au cocu virtuel de se cacher sous la table. Jusqu’au terme heureux de la comédie, on assiste avec une sorte d’effroi à la caricature sans concession d’un parfait hypocrite, manipulateur irrésistible et cynique absolu. Quoique… Pas vraiment irrésistible, en réalité. Et là réside l’aspect foncièrement politique de Tartuffe, pour nous autres les modernes.
Voici le fond du propos : les dupes sont dupes de l’imposteur parce qu’elles le veulent bien. Orgon et sa mère, Mme Pernelle, se soumettent de bon gré aux préceptes, reproches, volontés que leur dispense Tartuffe, lequel est logé, nourri, blanchi dans la maison du crédule et à ses frais. Mais à part ces deux-là, personne dans la famille ne mord à l’hameçon. Cléante le beau-frère, Elmire l’épouse, Damis le fils, Mariane la fille, Valère l’amoureux de Mariane qui l’aime et qu’il veut épouser, Dorine la servante vive et fraîche, chacun voit parfaitement clair dans le jeu de l’infâme. Résultat : le faussaire n’abuse que ceux qui s’y prêtent. C’est d’autant plus vrai qu’Orgon dispose de la sagesse nécessaire pour distinguer le visage et son masque. Dorine le souligne d’emblée (acte I , sc. 2).
« Nos troubles l’avaient mis sur le pied d’homme sage,
Et pour servir son prince il montra du courage ;
Mais il est devenu comme un homme hébété,
Depuis que de Tartuffe on le voit entêté. »
Elle parle de la Fronde, cette guerre civile achevée quinze ans plus tôt par la victoire de la monarchie, qui représente l’État central, contre les grands féodaux, évoquée de nouveau à la fin de la pièce par l’exempt, c’est-à-dire l’officier de police, venu chasser de leur maison Orgon et sa famille en vertu d’une décision de justice favorable à Tartuffe, fruit, évidemment, de sa félonie. En fait, l’exempt vient en sauveur. Le roi, usant de son pouvoir souverain, a rompu le contrat par lequel Orgon cédait tous ses biens au faux dévot :
« Et c’est le prix qu’il donne au zèle qu’autrefois
On vous vit témoigner en appuyant ses droits. »
Orgon a su juger droitement au temps de la Fronde. Il s’est montré capable de choisir le parti juste et légitime. Comme ses proches, qui ne cessent de le mettre en garde contre son entêtement, il avait les moyens de résister à la fascination exercée par le faussaire. Il se laisse volontairement embobiner. Il agit librement, sans qu’on le force le moins du monde. Il n’est pas tant victime de l’imposture que complice de sa propre faiblesse. Exemple magistral de servitude volontaire : la dupe est pleinement responsable des abus qu’elle subit.
Ainsi en va-t-il aujourd’hui en matière politique, où les communicants dirigent les opérations : l’artifice règne en maître. Mais les électeurs qui se laissent prendre participent du leurre. Les promesses n’engagent que ceux qui les croient, professait Chirac le pragmatique. À sa manière tranquillement odieuse, Tartuffe chante le même couplet. Les principes sacrés qu’il prétend servir ne visent que son intérêt le plus personnel, auquel Orgon contribue. L’homme politique use forcément de masques : pour l’emporter, il doit séduire, par conséquent leurrer. Mais il ne leurre que les naïfs qui l’acceptent. Les croyances auxquelles on adhère nous engagent. Orgon est fou de croire aux discours de Tartuffe (« fou » : le terme revient plusieurs fois). Mais loin de l’innocenter, cette folie le condamne.
Les tricheurs contemporains qui battent les estrades, chefs de parti de toutes obédiences, élus de toute farine, n’affichent guère moins d’insolente tromperie que l’imposteur dont s’est entiché Orgon. Un Mendès-France s’est refusé à ce jeu : il a tenu six mois. Un Sarkozy empêtré dans les affaires dont il essaie de se dépêtrer, un Hollande et son optimisme dont il farde la réalité, tous ces truqueurs l’emportent non par leurs vertus, mais par leurs manœuvres, sincérités feintes, froids calculs et mensonges. Encore s’agit-il de démocrates, qui enchâssent leurs faussetés dans le cadre de libertés publiques qu’ils respectent sincèrement. Il arrive aussi que les peuples s’entichent de démagogues pur jus qui, à l’instar de Tartuffe se décrivant, pour se défendre, carrément tel qu’il est, annoncent la couleur : de ce qu’ils feront ou font, de ce qu’ils sont, ils ne cachent rien. Ce qui pousse d’ailleurs à penser que, lors d’élections présidentielles, les candidats élus sur un programme détaillé avec engagements précis doivent inquiéter davantage quand ils se mettent en tête d’appliquer leur programme que s’ils s’en écartent.
Usant de méthodes démagogiques par une nécessité quasi naturelle, la plupart des politiciens manipulent les peuples avec un art aussi grossier qu’efficace. Les avertissements dont ceux-ci bénéficient ne les protègent pas des catastrophes auxquelles leur crédulité les mène. Pas de faux-fuyants ni de vaines excuses : dupes et contents de l’être, les peuples sont responsables de leur crédulité et des conséquences qui s’ensuivent.
Dure leçon. Restent néanmoins deux chances. La première, c’est qu’à l’entêtement des uns réponde la lucidité des autres, ouvrant la voie à l’ouverture des yeux. La seconde réside dans la conclusion de la pièce. Menacé d’être spolié de tous ses biens par Tartuffe, et d’être même chassé de chez lui, Orgon prouve qu’aux individus aveuglés par les cyniques, la vraie difficulté consiste à rendre la vue, mais qu’un artifice positif comme celui d’Elmire s’offrant faussement au dévot pour le confondre permet d’ôter le masque du visage, et, avec la vue, de rendre la raison. À quoi s’ajoute le fait que, s’il est juste et vertueux, un prince parvient toujours, par sa clairvoyance, à châtier l’imposture et remettre le monde en ordre. C’est même à cette aune que se reconnaît sa valeur.[/access]
*Photo: MARY EVANS/SIPA.51014659_000001
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