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Mieux vaut Tarr que jamais!


Mieux vaut Tarr que jamais!
Portrait de Wyndham Lewis par George Charles Beresford, 1913
Portrait de Wyndham Lewis par George Charles Beresford, 1913

Au début du siècle précédent, quand Marinetti, « la caféine de l’Europe », eut levé sur tout le continent des bataillons d’artistes rallié à l’étendard futuriste, chacun d’eux élabora ensuite une stratégie conforme au génie de sa nation. Tandis qu’en Russie, le géant Maïakovski et son groupe, en 1912, se décidaient à « gifler le goût public », à l’autre extrémité du continent, dans sa marge insulaire, Wyndham Lewis prenait la tête de la modalité britannique de la charge qui s’intitulerait « vorticisme » et attaquerait l’art-musée par le biais de la revue Blast. Peintre, essayiste, Wyndham Lewis se fit également romancier, et c’est dans cette atmosphère particulièrement fiévreuse de l’avant-guerre qu’il rédigea Tarr, un roman fascinant où bouillonnent à haute dose tous les ferments de cette période à la fois si dangereuse et si fertile. Comparable à Joyce par la radicalité de sa démarche, Lewis est néanmoins très différent par la tonalité qu’il lui confère, et Ezra Pound conclura : « La prose anglaise de ma décennie est l’œuvre de ces deux auteurs. »

Deux heures moins le quart avant le carnage

Tarr se situe dans le Paris artistique de l’avant-guerre, à la fin de la Belle Époque, et tandis que la Nouvelle Rome attire toutes les énergies créatrices de l’Europe et du monde, dans un milieu que Lewis appelle « bourgeois-bohème », mais qui décrit moins l’univers de graphistes « freelance » sirotant des jus de fruits bio, que des dandys fauchés et expatriés se cognant aux questions du sexe, de l’art, de la société, de l’argent, dans un trouble inédit.

Quatre personnages principaux vont entrer en interaction : Frederik Tarr, un peintre anglais, porte-parole de Lewis, fiancé à une jeune Allemande un peu sotte, ravissante et sentimentale : Bertha Lunken ; Otto Kreisler, un peintre allemand raté, vivant aux dépends de différentes proies, fuyant ses créanciers, au comportement erratique et brutal, et enfin Anastasya Vasek, une beauté germano-russe sculpturale et flamboyante, mais également supérieurement critique.

Si le roman, dans son intrigue, ses retournements, les vertiges et déchirements des personnages ou sa dilatation, possède quelque chose de purement dostoïevskien, il n’en est pas moins rédigé selon une économie de la distorsion permanente qui est, elle, typique des avant-gardes. À l’encontre de tout souci d’efficacité narrative, chaque moment, lieu, circonstance, personnage, est prétexte à une prolifération d’images percutantes, d’humour corrosif, de méditations générales ou de digressions jubilatoires, l’ensemble n’en devenant pas pour autant cérébral ou labyrinthique, mais avançant à un rythme brutal, heurté, déroutant, comme par une succession de déraillements qui ne propose certes pas un rendu harmonieux, mais fomente un équilibre précaire, contre-nature, merveilleusement dissonant. Tarr forme ainsi une grosse machine littéraire délirante, nerveuse, inquiète, prolifique, magistrale, impitoyable, plutôt absurde, impeccablement prophétique, en somme, du carnage européen au seuil de quoi elle fut élaborée.

« L’homme rêve à ce que croyait l’enfant. »

Lewis concentre dans cette œuvre tout un ensemble d’influences parfois contradictoires et on peut lire Tarr également comme la trace d’une mutation en cours dans l’esprit européen. C’est encore la Belle Époque ; c’est déjà les Années Folles. On trouve des prolongements trop mûrs, et même exaspérés, d’un dandysme, d’une civilité et d’un idéalisme XIXe siècle, et déjà un dérèglement, une hybris et un vitalisme – une férocité, très XXe siècle. L’influence de Nietzsche y est prépondérante, la réalité s’est vue diffractée par Bergson et le cubisme, les mœurs conjuguent en même temps des attitudes radicalement inverses, le Zeitgeist est au séisme.

Ce livre forgé par ce temps si spécial s’érige donc à la manière d’un colosse monstrueux aux mouvements épileptiques, mais cette stature ne doit pas dissimuler le fait qu’il regorge également de réflexions et d’aphorismes des plus subtils et pénétrants. Ce lumineux passage, par exemple : « Mais on ne doit pas parler de médiocres, n’est-ce pas, dit-il avec un rictus, au sein d’une démocratie ! et tout particulièrement d’une démocratie aussi « cultivée » que celle-ci ! Mais si on nous interdit de prononcer le mot de médiocre, eh bien alors, il nous faut abandonner tout bon sens, on ne peut parler de rien si on n’a pas le droit de dire médiocre ! » Ou encore cette perle : « L’homme rêve à ce que croyait l’enfant. » Bref, un monument oublié à visiter d’urgence.

 

Tarr de Wyndham Lewis – Pierre-Guillaume de Roux.

Tarr

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est journaliste littéraire et co-animateur du Cercle Cosaque

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