Tariq Ramadan est-il le Ben Abbes de Houellebecq?


Tariq Ramadan est-il le Ben Abbes de Houellebecq?

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« Il a le cerveau d’Albert Einstein et le physique de George Clooney ! », s’exclame l’animateur de la soirée. Les Smartphone immortalisent l’instant. Qui est cet élégant oriental à la barbe bien taillée et aux cheveux grisonnants qui fait son entrée sur scène sous une standing ovation avant d’ensorceler son auditoire de sa voix suave ? Une rock-star, un homme politique, un gourou ? Un peu tout cela à la fois… L’homme qui se tient dans la lumière n’est autre que le très controversé Tariq Ramadan, théologien musulman particulièrement populaire dans les banlieues françaises, et petit-fils d’Hassan al-Banna, fondateur des Frères musulmans, véritable matrice de l’islam politique.

Mais ce samedi 17 janvier, Ramadan n’est pas venu prêcher la bonne parole seul. Il partage la vedette avec un autre prêcheur : le journaliste et fondateur de Mediapart, Edwy Plenel. Père Plenel et frère Tariq ont fait le déplacement au fin fond de la banlieue Sud, sur la ligne C du RER, dans la petite ville de Brétigny-sur-Orge. Dans un contexte sensible après les attentats contre Charlie Hebdo et la communauté juive, les deux « speakers » (sic) ont répondu à l’invitation d’Actions pour un monde sans frontières – un programme d’actualité…–, une association communautaire qui prône le « droit à l’insertion pour tous », en particulier les « jeunes musulmans ».[access capability= »lire_inedits »]

Le parti de l’Autre : du « vivre ensemble » à l’entre-soi

Nous voilà transportés au cœur du « parti de l’Autre », selon la formule de Finkielkraut, revendiquée par Plenel. Ici, on célèbre le « vivre-ensemble », mais l’ambiance est clairement à l’entre-soi. La salle, située dans une zone industrielle, est pleine. Le public est presque exclusivement d’origine immigrée : pas un seul Blanc, de nombreuses femmes voilées, quelques barbus habillés comme le prophète de l’islam, à ceci près qu’ils portent également des baskets. L’événement est sponsorisé par diverses associations communautaires comme Oummawork, qui met en relation des musulmanes et des entreprises acceptant le port du voile, ou France Manassik, agence de voyages musulmane. À l’issue de la conférence, la soirée se poursuivra même par un dîner « gastronomique halal » ponctué de sketchs du Jamel Comedy Club, suivi d’une grande loterie permettant de gagner une omra (un pèlerinage) à La Mecque. Inch Allah !

 

Mais, attention, pas d’amalgame ! De fait, ceux qui ont fait le déplacement ne sont ni des crypto-djihadistes ni des islamo-racailles. On n’est pas dans l’islam des caves, où on radicalise en marge de la République, mais dans l’islam moderne et modéré, qui se tient dans la lumière et revendique sa place dans la société. À voir Tariq acclamé par ce public à la fois cultivé et ultra-communautaire, on pense irrésistiblement à Mohammed Ben Abbes, le président musulman qui islamise pacifiquement la France dans Soumission, le dernier livre de Michel Houellebecq. Celui qui a reçu le nom de Tariq ibn Ziyad, le héros de la conquête arabe de l’Espagne au viiie siècle, présente bien des points communs avec le personnage houellebecquien. Comme Ben Abbes, Ramadan est brillant, charismatique, et possède un art certain de l’argumentation. Il semble également partager avec son double fictif la conviction que l’avenir de l’islam ne se joue pas dans un monde arabe divisé, mais en Occident, et singulièrement en France, et qu’il ne s’imposera pas par la violence et la terreur, mais par la séduction et la persuasion, à travers la bataille des idées.

On a envie de comprendre quel rôle Edwy Plenel joue dans ce scénario. L’alliance entre nos deux prédicateurs  n’a rien d’évident : quoi de commun entre l’intellectuel pieux qui mêle islam et politique et le journaliste athée, héritier d’une tradition d’extrême gauche censée être hostile aux religions ? Entre le théoricien du gramscisme troskiste et celui du gramscisme islamiste ? Entre celui qui croit que l’homosexualité est un interdit et l’avocat infatigable du mariage pour tous ? Pourtant, malgré l’annonce d’un « débat », l’improbable duo affiche une complicité certaine et, sur le fond, on est bien en peine de détecter un désaccord entre les deux. Car, au-delà de leurs différences, nos prédicateurs partagent une même vision messianique de l’histoire comme affrontement entre dominants et dominés. Faute de prolétaires politiquement présentables, le musulman colonisé, exploité, relégué, discriminé est l’incarnation parfaite du damné de la terre, la victime sanctifiée de l’oppression occidentale en général et française en particulier. En effet, quel que soit le sujet dont ils parlent, ils arrivent souvent à la même conclusion, explicite ou non. Tout le mal vient d’une certaine idée de la France, coupable pour toujours des méfaits de la colonisation, de Vichy, de l’esclavage et des croisades.

Ramadan, Ben Abbes, même combat ?

Reste que, des deux prédicateurs, le plus fanatique, donc le plus inquiétant, n’est pas l’islamiste mais le trotskiste. Face à Plenel, Ramadan paraît étonnamment modéré. D’une voix calme et posée, le jésuite musulman prône l’amour, la paix et la justice, se gardant bien de fustiger qui que ce soit. Il fait d’abord preuve d’une lucidité encourageante : « Des gens se sont référés à l’islam dans ce qui s’est passé. Personne ne peut nier que certains musulmans ont traduit leur rapport à l’Occident dans un rapport de violence et de mort. » Mais, immédiatement, il fait entendre une autre musique : « Ce sont des musulmans qui ont un comportement opposé aux principes de l’islam. Nous n’avons pas à nous excuser. Nous devons refuser cette assignation à prouver que nous sommes gentils. » Cette rhétorique ne relève pas du « double discours » qu’il est régulièrement suspecté de pratiquer, ce qui nourrit sa légende de personnage « sulfureux ». Un double discours suppose deux publics. Ramadan semble plutôt passé maître en l’art politique de dire tout et son contraire afin de satisfaire tout le monde – ou de faire passer les pilules les plus amères.

Soucieux de mobiliser, il exhorte son public à refuser la victimisation et le communautarisme : « Il faut investir le social, l’éducatif, le politique, arrêtez d’être présents dans le débat public seulement lorsqu’on parle d’islam ! » Comme le héros de Soumission, et contrairement aux fanatiques de Daesh, Ramadan ne croit pas au choc des civilisations. Pour lui, l’islam doit infuser la société française pour mieux la régénérer en la guérissant de son nihilisme matérialiste. Dans l’élaboration d’un projet de conquête des cœurs et des esprits, il a quelques longueurs d’avance sur Ben Abbes. Ainsi écrit-il en 1995 : « Le réveil de l’islam peut apporter une contribution jusqu’alors insoupçonnée à une véritable renaissance de la spiritualité des femmes et des hommes de notre monde. »[1. Islam, le face-à-face des civilisations, Les deux rives, p. 403.]La force de Ramadan, c’est qu’il sait aussi que les valeurs libérales et démocratiques peuvent être mises au service d’une véritable renaissance de l’islam – en Europe. À l’histoire et à ses préséances malvenues, il oppose la suprématie du droit, lançant en conclusion : « Ne mésestimez jamais le courage des premières générations d’immigrés qui sont arrivés en France, sans rien. Nous ne devrions pas nous définir comme “issus de l’immigration” mais bien comme “héritiers” de l’immigration. »

En comparaison de ce discours très pape François, Plenel fait figure de Savonarole. Tandis que le public brandit avec ferveur son dernier ouvrage, Pour les musulmans, comme s’il s’agissait du Petit livre rouge, il s’empare du micro. La République, l’amour, le métissage, la diversité, le vivre-ensemble, l’égalité (opposée à « l’identité »), le partage, Zola, Dreyfus et tous les saints… les mots voltigent dans la salle attentive où l’émotion est palpable. Devant un parterre de femmes voilées, il cite Péguy d’une voix vibrante pour évoquer la folie meurtrière des terroristes : « Parce qu’ils n’aiment personne, ils croient qu’ils aiment Dieu. (…) Nous avons le droit d’avoir des droits ! », tonitrue-t-il, visiblement insensible à la cocasserie murayenne. Devant la verve lyrique de l’ancien membre de la Ligue communiste révolutionnaire, les larmes montent aux yeux, on a envie d’être dans le bon camp, abonné à Mediapart et accepté au parti de l’Autre.

Convoquant tour à tour la République et Jaurès, lui aussi enjoint à ses fidèles de sortir de la « victimisation, de la plainte et du repli sur soi ». Appel à l’ouverture qui évoque celui de Ramadan, mais semble tout de même un brin décalé face à cette assistance 100 % musulmane. Après ces aimables propos, Plenel sort les grandes orgues, laissant sa propre émotion envahir la salle. Mais, ici, ce n’est pas en évoquant Charb et Cabu qu’il embrume les regards. Lui qui traquait l’Action française derrière chaque famille à poussette dans La Manif pour tous fait preuve d’une mansuétude toute chrétienne pour les terroristes de Charlie Hebdo, sanglotant sur l’« enfance malheureuse des frères Kouachi », et assimilant le fondamentalisme musulman à la « triste moisson » semée par la colonisation. C’est peu dire qu’il brosse la salle dans le sens du poil, allant jusqu’à affirmer que lui n’aurait pas publié de « caricatures qui offensent n’importe quelle religion ». Sympa pour les confrères.

Après la fibre victimaire, le ressort complotiste : Plenel n’hésite pas à qualifier les tueurs d’« agents provocateurs » de « politiques qui vont ajouter de la peur à la peur, de la terreur à la terreur », évoquant en filigrane une stratégie de la tension élaborée au sommet de l’État. Il embraye ensuite sur sa fameuse théorie de l’épouvantail-monstre, reprenant cette phrase de Zola devenue l’un des principaux articles de la foi plénelienne : « À force de montrer l’épouvantail, on crée le monstre réel. » Comprendre : à force d’inviter Zemmour, Finkielkraut et Houellebecq à la télé, on crée des frères Kouachi. On pourrait lui faire observer que lui-même ne cesse de désigner des Goldstein à la vindicte populaire, par exemple quand il dénonce l’auteur du Suicide français comme « raciste, homophobe, ennemi de l’humanité et de lui-même », certain que la salle communiera avec lui dans la détestation. Ce serait indélicat.

Après l’homélie, un véritable cheikh monte sur scène et entonne une prière, sous le regard plissé du patron de Médiapart. Il se lance dans un prêche interminable sur les « événements », citant des versets du Coran prouvant que les frères Kouachi ont commis un péché, évitant mystérieusement de citer Coulibaly et ses victimes, sans doute moins facilement condamnable d’un point de vue coranique. Puis vient le temps des questions. Un homme se lève et interroge Ramadan d’une voix forte : « Comment se fait-il qu’un homme aussi intelligent que vous soit banni des médias français tandis qu’on nous impose des Boubakeur et des Chalghoumi ? », s’indigne-t-il. À ce dernier nom, la salle retentit de huées unanimes. À l’évidence, l’imam de Drancy est abhorré universellement, même par les plus modérés. Sarah, une des rares femmes sans voile, en pantalon, fustige ce « Banania musulman », cet « Arabe de service », ce « béni-oui-oui sans culture » qui « humilie les musulmans », tandis que le séduisant Tariq, lui, véhicule une image intellectuellement valorisante de l’oumma.

En quittant les lieux, on ne sait plus très bien si on a assisté à un prêche ou à un meeting – les deux, car nos deux prophètes nourrissent l’un et l’autre, sinon un projet, du moins un rêve politique. Reste à savoir lequel est l’idiot utile de l’autre : Plenel, qui prépare par l’apologie du multiculturalisme la victoire de l’islamisme, ou bien Ramadan, qui offre à Plenel sa cohorte de Dreyfus ? On croit connaître la réponse. La plénelisation des esprits, mélange de haine de soi et d’amour inconditionnel de l’altérité, prépare le terrain de la « soumission ». Sous couvert de régénérer la démocratie contre une République « verticale », « autoritaire » et « assignatrice », Plenel prépare le terrain à l’islamisation soft de la France. Si père Plenel n’a que « l’autre » à la bouche, frère Tariq sait que cet « autre », c’est lui, et il affiche sans complexe son identité musulmane. Sur ce point, Houellebecq s’est peut-être trompé : « Contrairement à son ancien rival Tariq Ramadan, plombé par ses accointances trotskistes, Ben Abbes avait toujours évité de se compromettre avec la gauche anticapitaliste », écrit-il. On peut au contraire penser que si l’islam conquiert l’Europe il le fera par l’extrême gauche. L’islamo-trotskisme, ça fait rêver, non ?[/access]

*Photo : Kathy Willens/AP/SIPA. AP20925911_000002.

Février 2015 #21

Article extrait du Magazine Causeur



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