Certains films français n’en finissent pas de décliner une absolue médiocrité de forme et de fond. Face à eux, un comédien en majesté, Fabrice Luchini qui, dans un documentaire de Benoît Jacquot, célèbre l’art oratoire.
Bien dit !
Par cœurs, de Benoît Jacquot
Sortie le 28 décembre
L’action se déroule au Festival d’Avignon à l’été 2021. Devant la caméra documentaire de Benoît Jacquot, une comédienne (Isabelle Huppert) et un comédien (Fabrice Luchini) sont au travail juste avant les représentations. Elle joue La Cerisaie dans la Cour d’honneur. Lui donne deux représentations de son seul en scène autour de Nietzsche. Deux expériences opposées, deux exercices contradictoires. Deux jours avec chacun des deux. Deux jours à leur coller aux basques ou presque afin d’essayer de comprendre ce qui se passe avant la scène elle-même, avant que les fauves soient lâchés pour de bon. Dans les coulisses, donc, juste avant le lever de rideau ou durant les répétitions longues, fastidieuses et (c’est logique) répétitives. Tellement répétitives qu’Isabelle Huppert, et c’est le motif récurrent de la première partie du film qui lui est consacrée, n’en finit pas de buter sur une réplique : « Le malheur me paraît tellement invraisemblable que j’en viens moi-même à ne plus savoir que penser, je m’y perds. » Comme un accroc dans le tissu de la représentation à venir. Son maître en cinéma qu’était le malicieux Claude Chabrol prétendait sans rire qu’il réécrivait une page entière du scénario en cours si elle comportait une seule rature, car elle s’entendrait à l’écran. Mais pour Huppert, point d’accroc. C’est au contraire une clef, un détail sur lequel elle se polarise pour tout embrasser. C’est ainsi, dit-elle, qu’elle trouve le point d’accès au rôle. De ce problème mécanique, elle fait un tel point de fixation que Jacquot, une fois le film terminé, se demande encore si elle ne l’a pas fait exprès. Si elle n’a pas ainsi scénarisé son rôle au sein du documentaire : de la fiction dans le réel, ou comment l’acteur garde le contrôle jusqu’au bout. Et dans ce vrai-faux personnage d’Isabelle Huppert, Isabelle Huppert est une nouvelle fois fascinante… Et donne ainsi raison à Jeanne Moreau : « Un texte, il faut le savoir plus que par cœur. »
Fabrice Luchini ne dit rien d’autre tout au long de l’autre partie du film qui lui est intégralement consacrée. Et qui est assurément la plus passionnante, tant l’acteur s’y dévoile. Car nous sommes alors ses seuls spectateurs, ceux du festival viendront plus tard. Or, Luchini joue sans cesse avec son public, l’interpellant, le rabrouant, le félicitant tour à tour. C’est un jeu à deux dont il est le seul maître. Le film, en nous laissant seuls face à l’écran, permet ainsi d’ausculter ce diseur génial qui n’hésite jamais à prendre à rebrousse-poil une partie de son public, dont il sait bien qu’il appartient à l’axe vertueux qui va de France Inter à Télérama en passant par Le Monde. On savoure d’autant plus ses réparties en forme de petites flèches acérées. Même si durant ces deux journées avignonnaises, son principal ennemi fut d’abord et avant tout un mistral « à décorner les bœufs », comme on dit sur place. Mais le vent ne saurait empêcher l’orateur Luchini qui a la parole et entend bien la garder jusqu’au bout. Le pari est ici d’autant plus grand pour l’acteur que c’est en fait la première fois qu’il interprète un philosophe, un penseur monumental en la personne de Nietzsche. Dans le « Prologue » du Soulier de satin, de Paul Claudel, l’annoncier prévient charitablement : « C’est ce que vous ne comprendrez pas qui est le plus beau. » Luchini est précisément sur ce fil de l’incompréhension féconde et relative. On le sent presque paniqué à certains moments. Comme si cette pensée-monstre le paralysait ou pouvait même le laisser sans voix. Et c’est absolument passionnant de le voir chercher durant des minutes qui semblent des heures la bonne intonation, le bon rythme, le phrasé adéquat. Il lui faut se mesurer à de la pensée en acte, ce qui est un enjeu de théâtre comme jouer du Tchekhov soit dit en passant. Ce que Luchini parvient à faire, c’est donner le mouvement de la pensée du philosophe allemand et transcrire oralement ce mouvement. Et le tout est impressionnant.
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Mal écrit !
16 ans, de Philippe Lioret
Sortie le 4 janvier
Philippe Lioret a, comme disait Jean-Pierre Marielle, « la carte ». Celle de la bien-pensance cinématographique depuis notamment Welcome, avec l’inamovible Vincent Lindon en maître-nageur humaniste. Cette fois, il nous fait le coup de Roméo et Juliette en grande banlieue parisienne. Elle est beur, il est blanc. Ils sont en classe ensemble au lycée. Elle est pauvre. Il est riche. Elle vit dans une cité. Il vit dans un pavillon avec piscine. Et ainsi de suite d’une caractérisation qui enfile les clichés comme l’actuel Premier ministre les 49.3. Les pères sont de tous côtés des castrateurs et les mères des personnalités effacées. Là où Shakespeare mettait de la complexité, Lioret avance avec les gros sabots de la bonne conscience. On regarde ses personnages s’agiter sous nos yeux sans la moindre empathie, sans la moindre compréhension. De son scénario cousu de film blanc, le cinéaste respecte toutes les facilités et même les invraisemblances narratives. Ce devrait être une tragédie. C’est tout au plus un roman de gare.
Mal vu !
Tirailleurs, de Mathieu Vadepied
Sortie le 4 janvier
Présenté lors du dernier Festival de Cannes, ce film français est passé inaperçu ou presque alors que certains comptaient bien sur la présence d’Omar Sy dans l’un des deux rôles principaux pour créer le consensus. Mais cette histoire d’un père et de son fils, tous deux tirailleurs sénégalais dans les tranchées de 14-18, multiplie les maladresses et les naïvetés. On est bien loin du splendide Onoda d’Arthur Harari, film de guerre crépusculaire à souhait. Ici, on sent la volonté de remonter le cours de l’Histoire avec, pourquoi pas, la tentation sinon de la réécrire du moins de la raconter avec force clins d’œil au présent. Le résultat est là, inévitable : un film-programme sans âme dans lequel Omar Sy tente de ne pas cabotiner, ce qui est peut-être pire que quand il se lâche… Le réalisateur est à l’origine un chef opérateur et un directeur artistique, on ne le sent que trop, au détriment d’un propos qui aurait mérité, ici comme ailleurs, ce qu’il faut de modestie et de complexité.