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Séance de dédicace à Tankograd

La suite des tribulations du printemps russe de Thierry Marignac


Séance de dédicace à Tankograd
Thierry Marignac ©ULF ANDERSEN / AURIMAGES / ULF ANDERSEN / AURIMAGES

Thierry Marignac arrive à Tcheliabinsk, dans l’Oural. On l’y attend de pied ferme. Il doit présenter son bouquin. La suite des tribulations du printemps russe de l’écrivain. 


Dans une vie de matelot, on a l’œil sur la prochaine escale. Mais, de temps en temps, on vous réclame des nouvelles, au pays. Avant de m’embarquer vers une nouvelle ville métallurgique, j’expédiai ce câble à un ami :

« Pour toi, le premier de la bande à posséder des Doc Martens avant de trahir tes frères en te laissant pousser les cheveux pour passer inaperçu dans la société bourgeoise, j’ajouterai que le surnom Tankograd a été rafraîchi par les skinheads locaux. C’est plus viril que Tcheliabinsk. À l’époque de la gloire du club de foot, le gang des Tankograd Ultras défrayait la chronique. Leur logo est encore visible sur quelques murs crasseux de la ville, un drapeau Union Jack avec leur nom. Ils avaient un slogan aussi: Le sport est notre drogue, entouré de deux gants de boxe. Mais ils sont sur le déclin, on n’entend plus parler d’eux ou presque : ils n’ont même pas tabassé un seul Péruvien l’année dernière pour la Coupe du Monde (quelques matchs en ville). Alors que moi qui les ai supportés (les Péruviens) dans l’avion du retour vers Moscou, je peux te dire qu’à force de les entendre brailler le nom de leur équipe locale en espingouin, tu crevais d’envie d’en prendre un pour taper sur l’autre. Mais le club de foot de Chelyabinsk doit avoisiner maintenant la douzième division, les Tankograd Ultras sont des pochetrons bedonnants comme papa, les Péruviens sont rentrés chez eux prendre de la coke. Le romantisme a disparu. Heureusement, la ville est toujours aussi polluée et l’ex-gouverneur de la région vient de démissionner, on évoque des poursuites judiciaires. Les mauvaises langues (et la Cour des Comptes, sans parler de la Prokouratoura), avancent que les 4×4 dernier cri de marque allemande alignés dans le garage de sa datcha un peu moins grande mais beaucoup mieux achalandée que l’église de la Madeleine ne seraient pas uniquement le fruit d’une vie de labeur. Il aurait pu filer à Londres ou à Chypre, un pays délivrant, dit-on, des passeports pour la modeste somme de 20 000 dollars. Outre des pratiques douteuses en matière d’environnement, on lui reproche son manque de fair play dans les appels d’offres pour la réfection des routes, montrant une préférence marquée pour un copain à lui homme d’affaires. Tu sais comme les gens sont méchants. Le nouveau gouverneur, dont le parc automobile n’est pas encore du domaine public, a promis de ne plus détourner les subventions écologiques (il n’a pas parlé des autres). On respecte encore certaines traditions – ça rassure. »

En effet, sans que j’ai trop suivi qui à Ekaterinburg avait parlé à qui de Chelyabinsk, on m’attendait fiévreusement dans la ville qui avait produit 18000 tanks, 48 500 moteurs diesel de chars d’assaut et 17 millions de munitions diverses pendant la Seconde Guerre mondiale, ce qui lui avait valu son petit nom d’amour. Présentation de mon chef-d’œuvre Morphine Monojet, traduit en russe par Kira Sapguir et publié par Andreï Doronine, dans la plus grosse librairie de la ville : Biblio-Globus. Conscient de l’enjeu nécessitant de l’inspiration, je me plongeai dans une édition d’Essenine de 1970, préfacée par un certain Vassili Fedorov dont l’Histoire n’a pas retenu grand-chose d’autre. Eh bien, où qu’il soit aujourd’hui, je veux lui témoigner ma gratitude. Tandis que le préfacier soviet démontrait que le poète était devenu bien meilleur après la Révolution, il prouvait aussi sa maîtrise dialectique par une phrase mémorable : « Le talent authentique se développe logiquement. » Voilà ce que j’allais dire à mes lecteurs !…

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Ça a très mal démarré : je m’efforçais maladroitement de communiquer à un public majoritairement jeune et provincial l’inestimable valeur morale et esthétique de mon bouquin de junkie en ratissant large puisque je parlais de « théâtre de l’absurde », toujours très efficace et peu compromettant. Je croyais m’en être sorti à peu de frais, lorsqu’un de ces filandreux intellectuels « philologue » dont l’université russe a le secret, m’a demandé si je pensais qu’en littérature il fallait des normes… morales. M’abstenant de lui répondre : crétin, je viens de te parler de trois camés en manque en train de chercher de la poudre dans des taudis de Belleville version 1979, je lui ai demandé des précisions. Étalant sa culture « alternative », sa subtilité de mec qui réfléchit et ses goûts « transgressifs », il m’a sorti Henry Miller et Charles Bukowski. Je vois, me suis-je dit dans mon for intérieur, tu es un « libéral », espèce aussi pénible, dans sa suffisance, que l’académisme empesé des apparatchiks du régime. Il s’attendait donc à ce que je joue les Occidentaux, que je dénonce une « censure » largement fantasmée en Euro-Amérique, comme le prouvait mon bouquin par exemple. Je m’en suis alors tenu à la réponse suivante sur ses auteurs de prédilection : mauvaises traductions de Céline. Je ne le pense pas tout à fait sur l’inénarrable Henry dont le portrait de foldingue dans Jours tranquilles à Clichy est tout de même un pendant savoureux à la Nadja d’André Breton. Il s’agissait paraît-il de la même nana. Ne s’avouant pas vaincu, le filandreux intellectuel tout de même intimidé par la mention de Céline, me demanda comment j’avais moi-même traduit mon propre bouquin, puisque je faisais des erreurs d’accent tonique dans la conversation. Il n’avait rien compris, ce qui est courant chez les intellectuels, ils n’écoutent jamais, leurs idées les assourdissent. Étrange configuration physique que la vôtre, lui ai-je dit, sans me soucier de le détromper sur la traduction, vous entendez l’accent tonique en lisant. C’est très connu en France, ça s’appelle le syndrome de Jeanne d’Arc, il y a des cliniques pour ça. Je m’en étais débarrassé, lorsqu’un brave type du genre costaud barbu tout droit sorti des Frères Karamazov me posa la question qu’on redoute, celle qui devrait figurer en première place sur la liste des questions à noter sur un cahier qu’on fout à la poubelle :

– Pourquoi écrivez-vous ?

Ah, il y avait longtemps. Celle-là me plonge toujours dans une perplexité totale que les auditoires abusés prennent sans doute pour de la profondeur. « Pour créer de la beauté » fait un peu crâneur, « Parce que je joue très mal de la guitare » fait un peu cliché. Ne trouvant pas de solution miracle, j’ai répondu les deux successivement, espérant une sorte d’équilibre du non-sens. Puis une prof de français m’a demandé si j’étais disciple de Stendhal ou de Victor Hugo.

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Comme je n’ai lu ni l’un ni l’autre, la réponse était simple. Les gens et c’est encore pire en Russie confondent romancier et prof de littérature. Ensuite, bain de jouvence, les étudiants et étudiantes de français aux questions naïves sur mon parcours dans l’édition parisienne, des étoiles dans leurs yeux de minots. Vitesse de croisière, tout allait bien. Puis une jeune femme au premier rang a levé la main. J’ai tourné la tête vers elle avec un sourire empli de bienveillance, sans me douter de ce qui m’attendait :

– Je suis journaliste, a-t-elle déclaré en préambule.

J’ai hoché la tête avec une bienveillance redoublée, me précipitant dans le piège à fond la caisse :

– … Selon vous, qu’est-ce que c’est, l’amour ?

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est l’auteur d’une douzaine de livres dont huit romans. Il a également une carrière prolifique de traducteur de l’anglais et du russe où il a traduit des dizaines d’ouvrages. Derniers romans parus : Morphine monojet (Editions du Rocher) et L’icône (Les Arènes)

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