Tamara Kostianovsky transmue ses souvenirs argentins en créant, à partir de textiles recyclés, des trompe-l’œil spectaculaires curieusement raffinés.
Une souche immense et multicolore est fixée au mur. Le quartier de bœuf marbré de toile de Jouy tourne lentement devant un Desportes gourmand, la Nature morte du Régent (1716), où un perroquet immangeable contemple des volailles bardées. Des perroquets se détachent en relief des grands carrés de tissu d’ameublement comme s’ils venaient de prendre vie sans renoncer à leur matière initiale.
Le Musée de la Chasse et de la Nature, qui a entamé il y a quelques années déjà une lente mue vers l’art contemporain, exposant les relations entre l’humanité et le monde animal sur un mode moins prédateur, offre aux visiteurs un spectacle très réussi, surtout dans les moments où les œuvres de Tamara Kostianovsky se mélangent aux salles permanentes : un vautour de tissu est suspendu au milieu d’un salon XVIIIe, une souche aussi colorée que des robes de Chardin s’épanouit sur un parquet ciré, entourée de tentures bleues, et, surtout, trois quartiers de viande, à peine sortis d’un abattoir, tournent à l’unisson dans un salon reculé aux murs élégamment sombres.
A lire aussi: Les chasseurs du Sud-ouest mettent crosse en l’air
Ces trois pièces ont une silhouette réaliste mais sont constituées d’un patchwork de tissus d’ameublement mis au rebut : c’est une débauche de couleurs et ces quartiers féériques abritent une vie intérieure surprenante, des volatiles de tissu, eux aussi, qui nichent au cœur des carcasses, aussi à l’aise que dans une forêt tropicale : Tropical Rococo (2021) réussit une synthèse inédite entre un esprit XVIIIe qui aime la nature et l’exotisme, un discours écologique contemporain, celui de l’upcycling (utiliser un matériau de rebut, sans le détruire, pour créer un objet neuf à la valeur supérieure), et la réflexion biographique d’une artiste tout-à-fait contemporaine pour qui représenter une viande argentine est l’occasion de dénoncer « l’élevage de masse et l’abattage de jeunes veaux, interpellant sur la cruauté inhérente à ces pratiques » sans se borner, bien sûr, à un message aussi simple : son travail « s’étend à des questions cruciales telles que la violence faite aux femmes, des thèmes puisés dans son histoire familiale et notamment l’assassinat de sa grand-mère, la surconsommation et les conséquences écologiques de nos habitudes alimentaires. »
Le croirait-on ? Ça ne se voit pas – ou plutôt ça ne se voit plus, car si Tropical Rococo reprend le thème des carcasses, déjà traité sur un mode plus réaliste et avec la même technique de “sculpture” de tissus (l’artiste ayant découvert cette voie suite à une lessive malencontreuse ayant rétréci tous ses vêtements, felix culpa), ces carcasses nouvelles n’ont plus rien de macabre. La vie surabonde, le trompe-l’œil subversif est désarmé par l’assemblage bigarré des tons vifs, la forêt a littéralement pris possession de leurs formes. La charge de critique sociale en est amoindrie, tempérée, sans qu’on arrive à le regretter tant l’équilibre est satisfaisant entre l’évocation d’une forme brutale et sa disparition dans le récit joyeux d’un morceau de forêt tropicale éclosant dans un salon.
A lire aussi: Les dents de la Seine
Les autres œuvres, dispersées au gré des salles du musée (excellente occasion de revoir les circonvolutions emplumées de Kate MccGwire, le Bouquet royal en os de volaille et lapin de Corine Borgnet, le Paysage vu du train de Philippe Cognée ou la Leda de Karen Knorr), offrent le même joyeux contraste entre une forme naturelle identifiable et saugrenue, une matière qui révèle de près son premier usage, et des couleurs douces ou éclatantes qui enlèvent toute réalité à l’objet en même temps qu’on en identifie la nature supposée. Les œuvres de Tamara Kostianovsky ont parfaitement leur place dans l’hôtel de Guénégaud avec leur rapport à la fois clair et distancié avec l’animalité et l’affirmation d’un regard personnel et humain sur la nature.
« La chair du monde »,Tamara Kostianovsky. Musée de la Chasse et de la Nature, jusqu’au 3 novembre 2024.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !