Plusieurs fois je me suis surpris à éprouver de l’estime, voire de l’admiration, dans le domaine intellectuel (au sens large) à l’égard de personnalités aux antipodes de moi pour les idées et les convictions. Tout simplement parce qu’elles avaient du talent et que je plaçais cette disposition non équitablement partagée au premier rang pour l’explication de mes dilections.
Mais à la réflexion il m’a semblé que je devais aller plus loin en dépassant ma subjectivité et en m’interrogeant sur le rôle plus général du talent dans la vie politique, artistique et culturelle. Je me suis demandé si cette appréciation n’était pas au fond le ressort qui, pour le pire ou le meilleur, éclairait beaucoup de nos comportements, de nos adhésions comme de nos critiques.
Comme si, derrière les débats tentant de justifier conceptuellement soutiens ou oppositions, il n’y avait pas tout simplement la reconnaissance ou non du talent. Cette étincelle si singulière qui n’est pas donnée à tout le monde et qui vient apporter son caractère délicieusement arbitraire dans un monde qui se rassure avec des objectivités réelles ou prétendues.
Quel talent, quel salaud
En effet, à bien considérer notre modernité si éprise d’un progressisme superficiel et d’une bonne conscience – il faut penser « bien », la parité est une exigence fondamentale, il convient d’écrire ou de parler sans offenser, le pluriel et le collectif sont à cultiver, l’égoïsme est une tare quand nous sommes interpellés en permanence par les orages et les souffrances de l’univers, favoriser si peu que ce soit le vice de l’élitisme constitue une perversion -, le talent ne peut apparaître que telle une scandaleuse injustice, un don provocateur. Une exception qui lèse tous ceux qui n’en ont pas et offre un avantage indu à ceux qui en disposent.
J’ai abusé de cette citation tirée d’une chanson de Michel Sardou, qui en gros se résumait à « quel talent, quel salaud ». Ce paradoxe n’est qu’apparent car on aimerait pouvoir détester à bon escient, éprouver de la haine ou de l’hostilité seulement à l’encontre de médiocres, s’estimer supérieur à ceux qu’on dénigre alors que le talent vient jeter son incandescence, son irréductible lumière dans un jeu qu’on souhaiterait tranquille et délicieusement conformiste.
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Le talent est un contre-ordre, un empêcheur de ronronner, un intrus tellement envié, jalousé, inconcevable, qu’il sert à beaucoup pour dire bien plus leur vérité de haine et de ressentiment, leur être blessé que leur apparente contestation idéologique ou leur souci de sauvegarder le politiquement correct.
Il y a des personnalités qui ont trop de talent et c’est intolérable. La détestation qu’elles peuvent susciter relève souvent plus d’un combat personnel – comme on aimerait en avoir mais malheureusement on sait, on sent qu’il vous fait défaut ! – que d’une joute intellectuelle.
Souvent c’est le talent qu’on applaudit, qu’on censure ou qu’on interdit.
Pourquoi le talent, aujourd’hui, se retrouve-t-il plus chez les conservateurs que parmi leurs adversaires, plus dans une droite décomplexée qu’au sein d’une gauche convenue ? Parce que cette qualité naturelle est d’abord celle de l’imprévisibilité. Elle ne répète pas, elle invente ou le fait croire. Le talent ne radote pas ou trouve mille manières de se sortir de la banalité. Il est ce qui fait du neuf avec le vieux et pare le neuf de la patine du temps.
Eric Zemmour (CNews), Michel Onfray, Ivan Rioufol et André Bercoff (Sud Radio) ont du talent, comme aussi Elisabeth Lévy et Gilles-William Goldnadel. Parce qu’ils demeurent imperturbablement eux-mêmes et que ce que je nomme leur talent est d’abord une aptitude brillante à exprimer ce qu’ils sont. La pureté du talent impose non seulement un jeu riche, fin, parfois éblouissant avec le langage mais une coïncidence totale entre sa nature et son propos.
Une subtile synthèse entre le verbe et l’intelligence…
Par exemple, Eric Dupond-Moretti était un avocat infiniment talentueux mais il me semble, en écartant toute partialité judiciaire, qu’il pâtit sur ce plan, malgré une superficielle liberté, d’une inféodation ministérielle qui fait perdre à son talent ce que sa sincérité brutale d’hier lui ajoutait.
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Si j’ose une comparaison du même type sur le registre médiatique, il me semble que l’indiscutable talent d’un Nicolas Demorand – notamment il y a des années à France Culture -, s’il ne s’est pas effacé, a pâli à France Inter où l’obligation de tenir une ligne freine son questionnement et altère sa spontanéité.
Il est intéressant de constater que le talent, se révélant alors comme une subtile synthèse entre le verbe et l’intelligence, survit, au sein des pensées les plus orthodoxes qui soient, comme une formidable surprise, et c’est le bonheur alors d’écouter un BHL dont l’oralité éclabousse tant par le style que par le vocabulaire où il n’a qu’à puiser.
Dans le registre partisan le talent d’un Jean-Luc Mélenchon résiste à tout, même à ses outrances et à ses extrémismes qui pourraient le détruire.
J’aime passionnément que le talent – je ne suis pas péremptoire au point de supposer que seule ma grille est pertinente – établisse une relation forte et singulière entre ceux que cette grâce habite et ceux qui bénéficient de ses effets. J’apprécie que dans un monde convenu, verrouillé, au fond peu tolérant, enkysté dans des cases, répugnant à penser contre soi, rigide, le talent vienne comme un air de liberté, un souffle magique, créer une fraternité contre tous les préjugés, les idéologies et les convenances.
Le talent, la dernière et irrésistible irruption du je dans un monde massifié.
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