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Taïwan, un casse-tête chinois

Xi Jinping n’a pas envie de déclencher une guerre qui ouvrira les portes de l’enfer pour toute la planète.


Les tensions entre la Chine et Taïwan sont préoccupantes. S’il ne fait aucun doute qui Xi Jinping veut annexer l’île, ses moyens pour y parvenir ne sont pas évidents. Pour le moment, il a plus intérêt à entretenir l’ambiguïté et les zones grises que de déclencher une guerre mondiale.


Dans le détroit de Formose, l’été géopolitique a été caniculaire. Dès que la visite-éclair à Taipei de Nancy Pelosi, présidente de la Chambre des représentants des États-Unis, a été annoncée, elle a lancé un bras de fer sino-américain suivi, après son départ, par une démonstration de force par des unités navales et aériennes de l’Armée populaire de libération (APL) autour de l’île (en réalité un archipel) au statut très spécial.

En termes de droit international, qualifier la situation de Taïwan de compliquée est plus qu’un euphémisme. Son statut soulève plusieurs questions : Taïwan appartient-elle à la Chine et si oui, à quelle Chine ? Les États-Unis ne rejettent pas l’idée d’une seule Chine, mais depuis qu’ils ont renoué avec Pékin dans les années 1970, ils se gardent de dire clairement si, à leurs yeux, « Taïwan a déjà été restituée » (par le Japon à la Chine de Tchang Kaï-chek) après la capitulation japonaise en 1945, sachant que différentes formules ont été utilisées par les puissances alliées dans leurs échanges sur ce sujet avec le gouvernement chinois de l’époque. La formule qui a permis à Washington de normaliser ses relations avec Pékin dans les années 1970-1980 est théologique plus que diplomatique : oui, dit Washington, il existe une Chine unique et Taïwan en fait partie. Mais non, la Chine n’a pas le droit de récupérer ce qui est à elle. En termes plus concrets, mais pas moins ambigus, la Chine peut récupérer Taïwan si le peuple du pays a le droit à l’autodétermination.

Par ailleurs, les États-Unis rappellent de façon insistante et récurrente qu’ils ne toléreront aucune agression pour résoudre le problème. Dans les lois régissant leurs relations avec l’île comme dans leurs déclarations officielles, ils mettent en pratique cette même quadrature du cercle. L’ambiguïté a été efficace pour séparer Pékin de Moscou, au moment où la Chine avait besoin des États-Unis pour devenir une superpuissance économique. Aujourd’hui, la Chine cherche à sortir de cette ambiguïté, ce qui accroît le risque de guerre.

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Dans l’histoire contemporaine de la Chine, seules deux personnes ont reçu le titre officiel de « lingxiu » ou « leader ». La première, c’est le fondateur du Parti communiste chinois (PCC), Mao Zedong, appelé le « grand chef ». La seconde, c’est son successeur, Hua Guofeng, appelé le « leader sage ». Or, lors du 20e congrès national du PCC, qui a eu lieu en octobre, le président Xi Jinping s’est non seulement vu accorder un troisième mandat de cinq ans, ce qui est sans précédent, mais aussi a reçu officiellement le titre de « leader du peuple ». Or, si cet homme a fait changer les règles du jeu (pas plus de deux mandats), c’est qu’il est convaincu que sa mission est de réunifier la patrie, c’est-à-dire de s’emparer de Taïwan. Celui qui le fera mettra définitivement fin à la guerre civile chinoise inachevée. S’il échoue, il risque d’exposer son flanc à ses rivaux au sein du parti. Et c’est un risque important car en modifiant à son profit les règles de la passation de pouvoir, Xi agace un nombre croissant d’ambitieux dont l’ascension est bloquée par le refus de cet homme de 69 ans de prendre sa retraite comme ses prédécesseurs depuis les années 1990.

La Chine semble être gérée aujourd’hui selon une doctrine qu’on peut appeler « Xisme » (prononcé « chiisme ») : Mao et le PCC ont eu raison sur tout, sauf sur l’économie. À cause de cet échec, la Chine n’a pas eu les moyens de ses ambitions et de ses droits. Après Mao, la Chine s’est tournée vers les États-Unis pour devenir une puissance économique. Aujourd’hui, la Chine ayant obtenu de l’Occident (et du reste du monde) presque tout ce dont elle avait besoin, Xi est prêt à la reconduire sur le chemin tracé par Mao. Et ce chemin passe par Taïwan, car celle-ci affirme s’inscrire dans la continuité de la République de Chine fondée en 1911 et renversée par Mao Zedong en 1949. Pour Xi d’abord et pour le PCC ensuite, récupérer Taïwan est d’un intérêt vital. Sans compter que cela reviendrait à jeter une pierre dans le jardin du Japon. Taïwan est une ancienne colonie japonaise et le Japon y est toujours populaire – ce qui est curieux pour un lecteur français. Ce serait pour la Chine une façon de régler des comptes historiques avec le Japon et de remporter une victoire d’une très grande valeur géostratégique et symbolique.

Pour autant, les dirigeants chinois ne sont pas prêts à se lancer dans une aventure qui pourrait se révéler suicidaire. La Chine a récupéré Hong Kong et Macao sans coup férir et c’est aussi son option privilégiée pour Taïwan. Pendant les années 1990-2000, ce n’était pas, vu de Pékin, impossible. Il y avait dans l’île un « parti chinois » et une minorité non négligeable de Taïwanais était pour une réunification, ou du moins pas hostile à une telle éventualité. Or ce n’est plus le cas. La Chine de Xi a radicalement changé et ne fait plus envie de l’autre côté du détroit de Formose. L’idée d’« un pays, deux systèmes » est morte avec la prise en main par Pékin de Hong Kong et la gestion chinoise du Covid ne fait pas non plus rêver à Taipei. Bref, l’option diplomatique et politique semble chaque jour moins probable. Xi le sait et il brandit son épée.

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Pour remettre les choses en perspective, rappelons que la région a connu pire. La première crise du détroit de Taïwan, en 1954-1955, a été la plus susceptible de dégénérer. Elle a donné lieu à des bombardements intenses d’îles au large, à des menaces nucléaires de la part des États-Unis (la bombe chinoise date de 1964) et à des opérations réussies de l’Armée populaire de libération qui ont conduit à la prise de plusieurs petites îles proches de côtes chinoises.

La deuxième crise, en 1958, s’est traduite par quelques mois de combats navals et aériens suivis d’une vingtaine d’années d’incidents autour de certaines îles, dont le dernier a eu lieu en 1979. La troisième crise du détroit de Taïwan a éclaté suite à la visite du président taïwanais aux États-Unis en 1995, interprétée à Pékin comme une rupture avec la politique d’une Chine unique et unifiée.

Et puis, il y a un an à peine, en septembre 2021, la Chine a fait voler 24 avions de son armée de l’air dans la zone d’identification de la défense aérienne de Taïwan. Il s’agit d’un espace aérien dans lequel l’identification, la localisation et le contrôle des aéronefs civils sont effectués dans l’intérêt de la sécurité nationale. Ce concept n’est défini dans aucun traité international et n’est réglementé par aucun organisme international. C’est donc un espace sensible dont la pénétration est considérée comme une forme de « provocation légale », un procédé particulièrement propice à une version moderne de la bonne vieille diplomatie de la canonnière. Et pour quelle raison Pékin a-t-elle décidé d’envoyer un signal aussi fort ? Pour exprimer son mécontentement au lendemain de la demande d’adhésion de Taipei à l’Accord global et progressif de partenariat transpacifique (PTPGP, un accord de libre-échange entre le Canada et dix pays de l’Asie-Pacifique : Australie, Brunei, Chili, Japon, Malaisie, Mexique, Nouvelle-Zélande, Pérou, Singapour et Vietnam.). Pékin, qui avait posé sa candidature au PTPGP une semaine plus tôt, s’est opposé à la candidature de Taïwan. Une querelle marginale devenue un prétexte pour une démonstration délibérément disproportionnée.

Tout laisse donc croire que la Chine Xiite envisage sérieusement de reprendre Taïwan par la force. Cela ne veut pas dire qu’elle le fera. C’est en effet un pari hasardeux. Seule certitude : les États-Unis défendront Taïwan, par la force si nécessaire, et les Chinois n’en doutent pas une seconde. Pour le reste, c’est plus compliqué. Les Chinois doivent d’abord se demander s’ils possèdent les capacités militaires nécessaires pour occuper Taïwan tout en se battant contre une coalition menée par les États-Unis. Cela implique des capacités stratégiques dans les domaines technologique et économique. Comme le montre la guerre en Ukraine – pourtant limitée et simple par rapport à une guerre sino-américaine –, c’est une compétition Ironman et non pas un sprint de 100 mètres.

Comment Xi et son cercle vont-ils prendre leur décision ? Vont-ils attendre une occasion, une fenêtre d’opportunité pour bondir sur leur proie et l’avaler avant que Washington puisse réagir ? Cette façon de raisonner évoque aussi bien Pearl Harbor en 1941 que la tentative russe de prendre Kiev en vingt-quatre heures le 24 février dernier.

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Quand la décision est aussi difficile et les risques aussi considérables, ce qui pousse à l’action est souvent le sentiment qu’il n’y a pas le choix, que c’est maintenant ou jamais. Le jour où Xi sentira que l’armée, l’économie et le pays sont prêts et qu’il estimera qu’il n’a pas d’autre choix, il donnera l’ordre. Toute politique dont l’objectif est d’éviter cette catastrophe devrait partir de ce constat. Pour ne rien arranger, s’agissant de la prise de décision au plus haut niveau d’un système non démocratique, l’expérience de la guerre en Ukraine à de quoi troubler. En vingt ans de pouvoir, Poutine a créé un système de gouvernance qui l’a induit en erreur à la fois sur l’état et les capacités de ses adversaires (Ukrainiens, Européens et Américains), mais surtout sur les capacités des forces armées russes. On peut craindre qu’en abolissant la limite de deux mandats à la tête de la Chine, Xi empêche le renouvellement décennal de cadres et, par la même occasion, l’avènement de façons de faire et de manières de voir nouvelles, et qu’il s’entoure de personnes qui, pour se maintenir au pouvoir, n’oseront pas le contredire ou lui annoncer des mauvaises nouvelles.

Dans ce tableau complexe, rappelons que malgré les fortes tensions, les liens entre les deux rives du détroit ne sont pas rompus. Ainsi le Kuomintang, principal parti d’opposition à Taïwan (et ancien parti au pouvoir en Chine), a décidé malgré le contexte d’envoyer son vice-président Andrew Hsia en Chine peu après le début des exercices chinois, une visite qui a suscité une vive controverse. Le président du parti Eric Chu a assumé ce choix, déclarant que Hsia et les autres membres de la délégation étaient très courageux et qu’il était important de maintenir les lignes de communication ouvertes pour prévenir les conflits.

On peut penser que la direction chinoise se sent obligée d’agir vis-à-vis du dossier taïwanais, mais qu’elle n’a pas très envie de déclencher une guerre qui ouvrira les portes de l’enfer pour la planète entière, mettant en péril tout ce qui a été fait depuis des décennies. Dans ce genre de cas de « double contrainte », l’ambiguïté et la zone grise semblent être les moins pires des stratégies. Quoi qu’il en soit, l’important est que les Chinois ne se sentent pas le dos au mur et ne soient pas convaincus que le statu quo leur coûterait plus cher que le saut dans l’inconnu.




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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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