Pacification, Tourment sur les îles, d’Albert Serra, un voyage dans la Polynésie rêvée.
Voyage au long cours : le film ne dure pas loin de trois heures. Elles passent pourtant sans encombre, dans l’exotique nonchaloir d’une Polynésie fantasmée, où l’émérite Albert Serra nous dépayse sous la lumière dorée et dans la moiteur vespérale de Tahiti – Tahiti c’est la France ! On se souvient de La Mort de Louis XIV, en 2013, avec Jean-Pierre Leo, impayable en monarque emperruqué, grabataire agonisant dans les purges et la sanie ; ou de Liberté, en 2019, film beaucoup moins convainquant celui-là, qui nous transportait au siècle des Lumières, dans une clairière où forniquait un cénacle d’adipeux aristocrates…
A distance de tout réalisme, dans un temps suspendu à d’improbables menaces belliqueuses, le cinéaste catalan a convoqué, pour étoffer l’évanescence délibérée de son récit, quelques figures mythiques ou inattendues du 7ème art : campé par un Benoît Magimel placide et empâté, ce suave De Roller, Haut-Commissaire de la République (l’équivalant d’un Préfet en métropole) bonasse et filou qui, sanglé dans un immuable veston blanc, col ouvert sur la même chemisette à fleurs décidément rebelle au pressing, chaussé jour et nuit de lunettes teintées de bleu, distille la bonne parole en esquivant les réponses. A la jumelle, le haut-fonctionnaire a cru apercevoir un sous-marin faisant le dos rond à la surface des eaux… Circule la rumeur d’une reprise des essais nucléaires… Les « locaux » sont sur les charbons ardents. Voilà pour l’intrigue. Elle fournira tout de même l’occasion de quelques virées en hélico pour survoler des paysages de carte postale, ou d’échappées sur des spots de surf aux vagues géantes…
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Parfois, Pacification n’est pas sans rappeler, à quelque cacochyme spectateur cinéphile s’il en reste, quelque chose du climat d’India Song, ce film de Marguerite Duras millésimé 1975 – mais une Duras qui, par on ne sait quel miracle, aurait été dotée d’humour et de fantaisie. Autres apparitions singulières au cœur de ce caustique Tourment sur les îles (c’est le sous-titre), le comédien Sergi López, ici en tenancier de boîte interlope, rôle entièrement muet et quasi-fantomatique. Plus surprenant encore, l’excellent écrivain Cécile Guilbert, dans son propre rôle d’invitée officielle, qui se fendra de trois répliques improvisées – ça ne mange pas de pain. Il y a aussi un allègre amiral, inutile et chenu, joué par Marc Susini, qui semble beaucoup apprécier son contingent d’engagés. Sans compter les comparses, sous les traits d’acteurs et d’actrices parfaitement inconnus sous nos latitudes, tel Matahi Pambrun, le chef de clan indigène, lequel s’affronte à mots couverts avec Magimel-De Roller, roi de l’esquive rouée, sous les dehors de la courtoisie. Ou encore cet étrange Portugais à qui on a volé son passeport (Alexandre Mello). Et surtout la photogénique, androgyne et somptueuse Pahoa Mahagafanau, dans le rôle de Shannah, travesti au sourire désarmant, dont la silhouette racée, chaste mais chargée d’érotisme coudoie de bout en bout notre Magimel national, comme la tentation faite chair. Tentation à laquelle, pour le coup, cède avec volupté le corps de marine, au passage, dans un nocturne ballet d’épilogue chaloupant et, en somme, très… pacifiant. On ne s’ennuie pas dans le Pacifique…
Pacification, Tourment sur les îles. Film d’Albert Serra. Avec Benoît Magimel. France, Espagne ; Allemagne, Portugal, 2022, couleur. Durée : 2h43. En salles.
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