A la liste déjà longue des fractures françaises, faut-il désormais ajouter celle qui sépare ceux et celles qui « se sont sentis Charlie » de ceux qui « ne se sont pas sentis Charlie » ? Et au sein de ceux-ci faut-il ajouter ceux qui se sont sentis « casher » ou bien pas casher du tout ? Tous les « je suis Charlie » se sont-ils simultanément sentis « hyper casher » ? Et s’il n’y avait eu que la tuerie dans le magasin casher, combien se seraient sentis solidaires ? Ces lignes de partage sont-elles les plus pertinentes pour comprendre les tiraillements de la société française ? Se substituent-elles au clivage droite/gauche ou bien traversent-elles ce même clivage ?
Y aurait-il une autre ligne de fracture, plus enfouie, plus difficile à admettre tant elle relève de ces parts d’ombres qu’on se refuse à éclairer, de celles dont on dénie la réalité ? Le déni idéologique du réel au profit d’une réécriture idéologique de nos réalités est une constante des passions françaises. Depuis l’affaire Dreyfus, depuis Vichy, depuis la guerre d’Algérie, le peuple français ne parvient pas à sortir d’une guerre civile permanente où s’affrontent régulièrement intelligentsia et classe politique. Rares sont ceux qui vont explorer les parts gênantes de ces conflits : combien de temps s’est-il écoulé en France pour porter un regard critique sur les bienfaits du communisme, pour admettre que l’avenir radieux promis n’était pas si radieux que cela ? L’aveuglement idéologique est le corollaire des passions intellectuelles hexagonales. Le corollaire de ce corollaire est l’incapacité à penser ailleurs qu’à l’intérieur de ce face à face.
D’autres facteurs ont construit un autre paysage sociétal. L’accélération des flux migratoires, la concentration des populations issues de l’immigration arabo-musulmane ont simultanément changé le paysage démographique français autant qu’elles ont importé tous les éléments identitaires, tout l’imaginaire politique idéologique ou culturel de ces populations nouvelles, installées en France et en Europe.
Le rapport aux Juifs et à Israël fait partie des éléments premiers de cet imaginaire. Les populations arabo-musulmanes ont largement fait de la haine d’Israël le ciment identitaire de leur ressentiment. La Palestine semble être devenue une patrie imaginaire, une patrie fantasmatique permettant une identification nouvelle : ceux qui se vivent sans patrie de Trappes ou de Bondy trouvent le reflet de leur condition dans le peuple sans patrie de Palestine. Les Indigènes de la République prétendent retrouver ici le reflet du sort fait aux Palestiniens par Israël. Arabes ici, arabes là-bas. Islam ici, islam là-bas. Police ici, Tsahal là-bas. FN ici, colons là-bas.
Comment comprendre que la Palestine soit la seule cause mobilisatrice pour la « jeunesse des quartiers » ? Comment comprendre la fièvre qui saisit les banlieues dès qu’un conflit éclate entre Israël et les Palestiniens ? Comment comprendre l’accumulation accélérée de passages à l’acte antijuifs commis depuis vingt ans par des jeunes issus de l’immigration arabo-musulmane ? Comment comprendre la popularité d’un Dieudonné au sein de ces populations ? Pourquoi la guerre à Gaza pendant l’été 2014 a-t-elle mobilisé tant de fureur antijuive à Sarcelles et à Paris, alors que dans le même temps les massacres arabo-arabes ou islamo-islamistes laissent indifférents les mêmes « jeunes-des-quartiers-sensibles » ?
Cette nouvelle donne antijuive contemporaine a été massivement déniée. La nouvelle question antijuive pose en creux toutes les questions à entrées multiples qui obligent à reconsidérer à la fois les données autant que les grilles d’analyse. Ce qui était pertinent à la fin des années 1960 ne l’est plus en 2015.
Voilà plus d’une vingtaine d’années que Pierre-André Taguieff repère, analyse, dénonce les formes contemporaines du racisme, leurs nouveaux énoncés, leurs stratagèmes et leurs masques. Depuis plus de vingt ans Taguieff a fait du racisme, et en particulier de l’antisémitisme, le baromètre des fluctuations idéologiques de l’hexagone. Ce faisant, le chercheur a totalement renouvelé les catégories intellectuelles qui permettent de comprendre la mécanique intime de cette incurable maladie sociale. Le titre de son dernier ouvrage Une France antijuive ? commençant par un article indéfini et finissant par un point d’interrogation, met immédiatement de côté tout projet réducteur et toute lecture sommaire ou sloganesque de la situation française. Taguieff ne fait pas dans l’incantation vertueuse du fascisme qui ne passera pas. Il se situe à l’opposé du pamphlet provocateur dont raffolent les plateaux télé. Toute la force de son propos se nourrit de l’étude minutieuse, implacable des faits. Mise en perspective, cette histoire de la nouvelle configuration antijuive contemporaine révèle, en creux, tout ce que la République a refusé de voir, tout ce que les médias ont refusé de nommer, tout ce dont les intellectuels (mais pas tous) ont refusé de prendre conscience, car c’est à partir du déni idéologique de cette réalité que s’est installée cette France antijuive, la part maudite de notre modernité.
Cette « nouvelle judéophobie », pour reprendre les mots de Pierre-André Taguieff, figure désormais en tête de liste des questions qui minent la société française. Combien d’années ont-elles été perdues pour ne pas avoir voulu regarder en face la progression de ce cancer ? Combien ont été perdues dans le refus de considérer que ce racisme-là devait être repensé autour du terreau où il fleurissait ? Combien de temps pour comprendre que la construction identitaire des « jeunes-des-cités » s’alimentait de cette haine particulière ? Combien de temps perdu à ne pas voir que la progression de l’islamisme développait simultanément cette culture du ressentiment antijuif ? Tous ces ingrédients multiples ont fusionné dans le passage à l’acte meurtrier des 7 et 9 janvier dernier. Le sang des « blasphémateurs » s’est mêlé à celui des Juifs, comme objet d’une même répulsion. La haine des « croisés, des mécréants et des Juifs », pour reprendre la phraséologie islamiste quels qu’en soient les divers auteurs, fait désormais partie des passions idéologiques d’une certaine France. La raison en est évidente : la présence de plus en plus importante de populations d’origine arabo-musulmane a atteint une masse critique telle qu’elle développe en son sein les mêmes fureurs qui agitent le monde arabo-musulman à l’intérieur de son aire géographique. Voilà que ces nouveaux mots de « djihad », « fatwa », « hidjab » et autres salafisme ont envahi l’espace public européen et font désormais partie du paysage langagier. La haine du Juif fait partie des codes culturels banalisés des « banlieues sensibles », comme on sait si bien dire en novlangue politico-médiatique.
C’est ce paysage que Taguieff analyse au scalpel : d’abord les faits puis les mécanismes qui les lient, en particulier les passerelles idéologiques et les passeurs qui ont permis à ce nouveau paysage de se construire. Pendant des années, ceux qui sont chargés de penser la société ont dénié cette réalité. Les sciences sociales préféraient cultiver et entretenir ce qu’il était si confortable de cultiver et d’entretenir : la vision d’un monde partagé entre riches et pauvres, sans s’inquiéter du fait que les pauvres pouvaient aussi développer des haines idéologiques symétriques. Pendant des années, Taguieff fut considéré par la bien-pensance sociologique comme produisant des analyses « réacs ». Dans le conformisme autoproclamé « progressiste » du milieu académique il n’est pas bien vu de bousculer certaines rentes de situation. Il faut se souvenir des cabales organisées contre Pierre-André Taguieff par des « vigilants » de gauche pour avoir osé transgresser quelques tabous de la pensée autorisée. La paresse intellectuelle autant que le conformisme idéologique ont nourri le boycott de ses ouvrages dès que ceux-ci sortaient des catégories habituelles de l’antiracisme. Pourtant Taguieff avait été l’un des premiers à repérer les mauvaises effluves de la Nouvelle Droite du début des années 80, tout comme il fut l’un des premiers analystes de la menace lepéniste, de ses sources, de sa généalogie. Rien n’y fit : pour avoir osé repérer ce qui pouvait contester la sainteté de Stéphane Hessel, Taguieff fut aussitôt assigné au rôle de compagnon de route des penseurs réacs dont l’Obs et Mediapart adorent dresser la liste. De Garaudy en Abbé Pierre, de Faurisson en Dieudonné, de Tariq Ramadan en Alain Soral, la liste est longue de ces prêcheurs de haine ayant alimenté un air du temps dont les 7 et 9 janvier sont aussi l’aboutissement.
Chaque production de Taguieff est une mine de renseignements, de rappels des faits et de mise en relation de ces faits pour faire apparaître les cheminements, y compris les chemins de traverse. Les questions que pose Taguieff à travers le présent ouvrage doivent être entendues de toute urgence. Si Une France antijuive pointe son vilain museau, il y a bien péril en la demeure et ce péril a singulièrement progressé. Le moment présent signe une fracture dans le paysage national et c’est probablement autour du rapport au « signe juif » que se joue la survie de la France en tant que nation. Taguieff rappelle les mots du Premier Ministre, Manuel Valls : « Sans les Juifs, la France ne serait plus la France ». Ce livre est une convocation à ouvrir tout grand les yeux devant une menace majeure : ce qui menace les juifs menace la France. Il n’est pas trop tard pour penser et agir. A lire de toute urgence.
*Photo : LICHTFELD EREZ/SIPA/1407201217
Une France antijuive ? Regards sur la nouvelle configuration judéophobe
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