Comme disait l’autre, le futur est proche. Novembre 2015. Le Tafta (partenariat transatlantique entre les États-Unis et l’Union européenne) et son petit frère le CETA (traité de libre-échange Canada-UE) sont ratifiés à une large majorité par l’Assemblée nationale, malgré l’opposition acharnée des communistes, des frondeurs du PS, des deux élus FN et d’une trentaine de députés UMP à sensibilité gaulliste débauchés par Nicolas Dupont-Aignan. Ce dernier, particulièrement remonté au cours des débats, s’est vu finalement privé d’un quart de son indemnité parlementaire mensuelle en vertu de l’article 71 du règlement intérieur de l’Assemblée, lequel sanctionne tout député « qui adresse à un ou plusieurs de ses collègues des injures, provocations ou menaces ». En clair, c’est chaud.
Pour ses promoteurs, ce gigantesque chantier économique, commercial et juridique est la conséquence logique de la mondialisation des affaires. Au nom de quoi en fusionnant l’Alena (accord commercial USA-Canada-Mexique) et l’Union européenne, on bâtira une immense zone de libre-échange de part et d’autre de l’océan Atlantique, rassemblant plus de 800 millions de consommateurs et représentant plus de 45 % du PIB mondial. Pour ses détracteurs, ces 800 millions d’humains seront livrés pieds et poings liés aux multinationales.
Cassandre a souvent raison. Une semaine après la publication des décrets d’application au JO, un géant américain des hydrocarbures « non conventionnels » (en particulier du point de vue de leurs conditions d’exploitation), Anadarko Petroleum, envoie du papier bleu à l’État français. Motif de la requête : le moratoire sur les gaz de schiste adopté par Paris en 2013 est une entrave manifeste à la libre entreprise et au droit légitime de cette société à se développer sur le marché mondial. Six mois auparavant, une telle demande aurait été archivée direct poubelle. Mais, désormais, le Tafta a force de loi. Dans les ministères concernés, la plainte américaine sème la panique. Ségolène tempête, Valls s’indigne et Taubira crie sa haine anti-impérialiste sur Twitter. Sur les plateaux, Mélenchon et Philippot s’étranglent en stéréo. En pure perte, car le traité que nous venons de signer autorise les entreprises privées à attaquer n’importe quelle collectivité publique si elles estiment qu’une mesure nuit directement ou indirectement à leur rentabilité.[access capability= »lire_inedits »]
Certains se rassurent en répétant qu’il n’y a aucune chance pour qu’un juge français valide les délires procéduriers des Américains. L’affaire, ils en sont convaincus, sera classée par le tribunal. Sauf qu’il n’y a pas plus de juge ou de tribunal dans le Tafta que de nuits-saint-georges au menu d’un McDo. Pour les choses sérieuses (entendez les affaires), la justice à l’ancienne, c’est dépassé. L’arbitrage, ça c’est moderne, surtout quand l’arbitre ne comprend rien d’autre que la nécessité du profit. Les contentieux entre les États et les multinationales seront donc traités par l’ISDS, l’Investor-state dispute settlement – Mécanisme de règlement des contentieux entre investisseurs et États. L’ISDS est la clé de voûte du traité. Il est fondé sur l’idée que les juridictions nationales ne sont pas neutres, en vertu de quoi tous les litiges concernant les sociétés étrangères bénéficieront de l’arbitrage façon Tapie, vertueusement décrié par les dirigeants qui ont signé le Tafta.
Janvier 2016 : la commission d’arbitrage tripartite est composée d’avocats mandatés par la compagnie, par l’Union européenne et par la Banque mondiale. Cerise sur le cupcake : la France sera absente des débats ! Selon les nouveaux traités et les règles de fonctionnement de l’Union européenne, seule la Commission est légitime pour régler les différends commerciaux. En somme, la plainte d’Anadarko ne relève ni du droit ni des tribunaux français. Et, en prime, le gouvernement n’est même pas habilité à désigner les avocats censés le défendre. L’affaire se présente mal…
Mars 2016 : la France est condamnée par la commission d’arbitrage à verser 1 milliard d’euros à Anadarko pour le préjudice commercial subi. C’est le moment que choisit un trust canadien de l’amiante pour porter plainte contre l’interdiction totale décrétée par la France. Les dommages et intérêts réclamés sont faramineux : on parle de près de 3 milliards d’euros. Certes le Tafta prévoit que les mesures « conçues et appliquées pour protéger des objectifs légitimes d’intérêt public, tels que la santé, la sécurité ou l’environnement » sont exclues de l’accord, mais, quelques lignes plus loin, ces restrictions sont vidées de leur sens par la mention « sauf dans les rares circonstances où l’impact de la mesure apparaît manifestement excessif ». Un régal pour les cabinets d’avocats.
Mai 2016 : c’est le printemps, et les procès bourgeonnent. General Electrics annonce son intention de faire revenir de gré ou de force le gouvernement français sur les mesures prises par Arnaud Montebourg pour exclure les activités sensibles et nucléaires de sa fusion avec Thomson. L’amende s’annonce salée, et la France est toujours vertement tancée par Bruxelles et Berlin pour son entêtement à ne pas rentrer dans les cadres du Pacte de stabilité… À un an de la présidentielle, Marine Le Pen, qui a fait de l’abrogation du Tafta son nouveau cheval de bataille, vient de passer la barre des 40 % d’intentions de vote…
Politique-fiction ? Oui pour les détails, les noms de personnes ou de sociétés, ou les dates exactes. Tout le reste deviendra cruellement réel, si les discussions sur la ratification du Tafta finissent par aboutir. Et pour cause : nous n’avons pas inventé les procédures décrites plus haut, nous avons seulement transposé ici des épisodes bien réels survenus dans le cadre de l’Alena, l’accord de libre-échange nord-américain ratifié en 1992, dont le Tafta est, en quelque sorte, une extension.
Ainsi, en ce moment même, la société américaine Eli Lilly réclame 500 millions de dollars aux autorités canadiennes pour avoir autorisé la mise sur le marché d’un générique de l’Olanzapine, un traitement destiné aux schizophrènes, commercialisé en 1996 par Eli Lilly. Le gouvernement canadien a vainement mis en avant une urgence de santé publique : ce cas a d’ores et déjà été jugé comme relevant de la stricte compétence des commissions d’arbitrage créées par le chapitre 11 de l’Alena[1. Exemple relevé par Scott Sinclair : NAFTA, Chapter 11, Investor-State Disputes, Canadian Centers for Policy Alternatives.]. L’affaire est toujours en cours. En attendant, ce précédent a de quoi inquiéter. Selon l’universitaire québécois Marc Chevrier, ce fameux chapitre 11, qui est transcrit dans le Tafta, « contient un ensemble de mesures de protection des investissements et des investisseurs privés très attentatoires à la souveraineté des États ». Le directeur de L’Humanité, Patrick Le Hyaric, est encore moins nuancé : « Ce serait une dictature sans chars dans les rues, sans généraux casqués et bottés au pouvoir. Il existe déjà de tels exemples à partir d’accords de libre-échange existants. Ainsi, la firme Philip Morris porte plainte contre l’Australie, parce que ce pays restreint le commerce du tabac. Le groupe multinational Novartis poursuit l’Inde pour la contraindre à cesser la production de médicaments génériques[2. Patrick Le Hyaric, sur son blog, le 24 février 2014.]. »
Au départ, le chapitre 11 de l’Alena visait le Mexique, les entreprises américaines et canadiennes craignant de devoir se soumettre aux juridictions d’un État du tiers-monde. À l’arrivée, c’est le Canada qui a subi le plus grand nombre d’actions en justice. Ce qui signifie que les multinationales y font littéralement la loi. Et cela ne date pas d’hier. En juillet 1998, la firme SD Myers, basée aux États-Unis, faisait plier Ottawa, l’obligeant à revenir sur le moratoire sur les déchets chimiques dangereux qu’il avait adopté peu avant. Le Canada échappait à une amende astronomique, mais devait régler 6 millions de dollars de frais de procédure. Le 19 janvier 2000, le transporteur américain UPS a dénoncé le monopole partiel de la poste canadienne et exigé 160 millions de dollars de compensation[3. Exemples compilés par Scott Sinclair : NAFTA Chapter 11 Investor-State Disputes.].
Ces quelques exemples suffisent largement à justifier l’inquiétude suscitée par la transcription du chapitre 11. L’Allemagne se montre particulièrement méfiante, sans doute parce que, depuis 2011, elle est engluée dans un contentieux avec l’électricien suédois Vattenfall, qui lui réclame 3,7 milliards d’euros en dédommagement de l’abandon partiel du nucléaire civil. Vattenfall refuse de se soumettre au droit commun allemand et exige que le litige soit confié à un arbitrage privé. L’essayiste Alain de Benoist, qui a publié récemment Le Traité transatlantique et autres menaces (voir encadré), met en garde : « Le montant des dommages et intérêts serait potentiellement illimité et le jugement rendu ne serait susceptible d’aucun appel. » Une vision partagée par Marc Chevrier : « Cela revient à créer une justice d’exception. Si le traité transatlantique ou le traité de libre-échange UE-Canada sont définitivement adoptés, l’Allemagne ou le Québec devront se soumettre à une véritable constitution économique invisible qui se juxtaposera aux constitutions nationales ou provinciales et sera appliquée de manière universelle par des juridictions strictement privées. »
Reste à comprendre pourquoi les Européens acceptent de fabriquer le piège qui se refermera sur eux. L’empressement des États-Unis à emballer ce panier garni s’explique aisément : face au réveil russe, à l’expansion chinoise et aux prétentions des émergents, il leur faut à tout prix étendre leur marché tous azimuts. Mais nous autres, Européens, qu’avons-nous à y gagner ?
Dans les milieux souverainistes, altermondialistes ou écologistes, on prédit en chœur un scénario catastrophe dans lequel les États devront renoncer à leurs politiques économique, sociale, sanitaire, agricole et environnementale. Dans ce climat, franchir la barrière des représentations nationales ne sera peut-être pas une promenade de santé. On apprend sur le site du PS que les sénateurs socialistes ont voté en faveur d’une proposition de résolution européenne violemment hostile à l’ISDS et promis d’en faire un casus belli dans les négociations en cours. Sans doute, sans doute, mais le double langage n’est pas fait pour les chiens. Comme le rappelle le collectif stoptafta.org, lors d’une réunion au sommet à Madrid, tous les sociaux-démocrates européens se sont accordés pour sanctuariser l’ISDS. Une décision qui fait écho aux déclarations de François Hollande en 2014 lors d’une conférence de presse commune avec Barack Obama : « Nous avons tout à gagner à aller vite. Sinon, nous savons bien qu’il y aura une accumulation de peurs, de menaces, de crispations. » Et, on le sait, les crispations et les peurs, ce n’est pas bien du tout.
Il faut en être conscient : non seulement le traité que François Hollande se montre si empressé de signer risque de faire de la souveraineté nationale un souvenir lointain, mais il enterre aussi la préférence communautaire européenne. Nos gouvernants ont peut-être trouvé la solution au casse-tête de l’Europe politique : faire disparaître pour de bon le politique.[/access]
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*Photo : SEVGI/SIPA/1410111724
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