On connaissait le « théorème de Desproges » : « On peut rire de tout mais pas avec n’importe qui. » On a découvert la « règle de Taddeï » : « On peut débattre de tout et avec n’importe qui. » Un axiome dénoncé par Patrick Cohen – le matinalier de France Inter – lors du passage de Frédéric Taddeï dans « C à vous » sur France 5. Pour Cohen, pas question d’inviter ces quelques électrons radicaux qui ont leur rond de serviette à « Ce soir (ou jamais !) » et nulle part ailleurs. Ils s’appellent Marc-Édouard Nabe, Alain Soral ou bien encore Jean Robin, pourfendeur de ce qu’il appelle la « judéomanie ». Au-delà de leurs idiosyncrasies respectives, ces infréquentables partagent quelques obsessions : une vision racialisante du monde, un conspirationnisme tranquille et un même refus, disons, de la « judéomanie ».
Pour Causeur, la controverse Taddeï-Cohen est un nouvel épisode du combat entre la liberté et ses ennemis[1. « Taddeï au pilori », David Desgouilles, Causeur n°1, avril 2013.]. De quel droit refuser, par principe, d’inviter des auteurs aux opinions hétérodoxes ? Aucun d’entre eux ne s’est lancé, au cours d’un « CSOJ », dans une apologie du IIIe Reich. Alors comme cela, on n’aurait plus le droit de critiquer Israël ? Car les temps ont changé : désormais, c’est l’extrême droite qui défend la liberté d’expression.
Du coup, la « règle de Taddeï » pourrait presque passer pour une variation autour du « principe de Godard ». Pour le cinéaste, l’objectivité à la télévision, c’était 10 minutes pour les juifs, 10 minutes pour Hitler. Eh bien on pourrait dire, en forçant le trait, que pour l’animateur, un débat, c’est 50 % de juifs, 50 % de nazis, comme si le choc d’antagonismes irréconciliables permettait par miracle de dessiner une voie moyenne empreinte de sagesse. Mais précisément, un vrai débat impose un tout autre dispositif. [access capability= »lire_inedits »]À la réflexion nécessaire à la confrontation des pensées, Taddeï semble préférer la pollution, comme s’il fallait empêcher la pensée d’avancer en invitant une poignée d’histrions. Pas de plateau réussi sans un dérapeur professionnel, sauf lorsqu’une ministre est invitée. Lorsqu’il s’agit d’accueillir Christiane Taubira, l’animateur sait très bien convoquer un plateau « convenable ». Outre des adversaires clairement situés à sa gauche (Thierry Lévy et Hugues Portelli), la ministre n’avait accepté qu’un seul contradicteur, Alain Bauer. Xavier Bébin, expert jugé trop à droite, initialement invité, avait été sagement décommandé.
Bien entendu, on peut débattre avec des infréquentables. Raymond Aron a accepté de poursuivre le dialogue avec le théoricien nazi du droit Carl Schmitt bien après la Seconde Guerre mondiale. Mais la nature même de leurs échanges permettait de problématiser les questions que les idées de l’un posaient à l’autre, notamment parce que la pensée de Schmitt constituait l’exact envers du libéralisme aronien. Est-il utile de préciser qu’à plus d’un titre, Alain Soral n’est pas Carl Schmitt ?
Chaque émission a sa philosophie, implicite ou explicite. « CSOJ » prétend faire entendre tous les discours : elle contribue en réalité à accroître le bruit ambiant. Taddeï, en laissant ses pulsions tératologiques présider à la sélection des invités, sacrifie comme toutes les émissions actuelles dites de « talk » à la lutte des clash. Nabe ou Robin, ces perturbateurs sont là pour nous faire buzzer. Voilà pourquoi « CSOJ » ne peut pas se prévaloir d’inviter des gens que l’on n’entendrait pas, sinon, ailleurs ; une fois de plus, la télévision mime les gestes du travail intellectuel. « Ce soir ou jamais » ? Pour l’intelligibilité du débat, il vaudrait peut-être mieux que ce soit « jamais ».[/access]
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