« Comment ça, c’est difficile de devenir musulman ? » Le docteur Abdul Coyaume, intellectuel du mouvement Tabligh au Cambodge, m’observe avec suspicion. Je viens de faire remarquer à l’honorable docteur que toute conversion, quelle que soit la religion que l’on embrasse, est un processus délicat qui peut créer des déchirements à l’intérieur de sa propre famille. Mais pour Abdul Coyaume, ça ne peut pas être le cas lors d’une conversion à l’islam : « Le Coran est la parole de Dieu, et personne ne peut refuser la Vérité quand elle s’offre à lui ! Pourquoi, alors, ce serait difficile pour un bouddhiste de devenir musulman ? » Nous n’irons pas plus loin. Le discours du docteur Abdul Coyaume est à l’image de celui de tous les prosélytes : c’est un enivrant mélange de naïveté et de rudesse, de moralisme et de séduction. En flattant ma foi catholique tout en célébrant la révélation coranique, il m’a un peu fait penser aux syllogismes de Si Hamza Boubakeur (le père de Dalil) qui, dans un de ses livres, invitait les chrétiens au dialogue, mais en posant comme condition audit dialogue l’abandon par ceux-ci du dogme de l’incarnation ![access capability= »lire_inedits »]
Le docteur Abdul Coyaume n’a pas de telles exigences. D’ailleurs, convertir les chrétiens ou même les bouddhistes n’est pas l’objectif premier des membres du Tabligh cambodgien. Le but premier de ce mouvement prosélyte transnational, né en Inde dans les années 1920 et actif dans toute l’Asie du Sud-Est, c’est ici d’assurer la « réislamisation » des musulmans cambodgiens (les Chams), coupables à leur yeux de pratiquer un islam plus ou moins dégénéré. La régénération passe donc par un retour aux toutes premières sources de l’islam et une identification au Prophète jusque dans les moindres détails (les hommes doivent s’habiller, se comporter, dormir comme lui ; les femmes doivent vivre à l’imitation des épouses de Mahomet, etc.) ; en outre, chaque membre du Tabligh doit aussi offrir son temps et son argent à la propagation du message, participer à des sorties en groupe afin de convaincre les autres musulmans de renoncer à leurs pratiques « déviantes ». Evidemment, ce que les tablighis appellent ici « islam dégénéré », c’est l’islam vernaculaire des Chams cambodgiens, fruit d’une histoire et de traditions singulières.
Singulière, l’histoire des musulmans cambodgiens l’est assurément, la plupart d’entre eux étant les héritiers d’un royaume disparu, le Champa, envahi par les Vietnamiens au XVe siècle. Vaincus et envahis dans leur propre royaume, les Chams se sont réfugiés au Cambodge par vagues successives, embrassant alors l’islam de leurs cousins malais avant de trouver leur place à côté de la majorité bouddhiste, fournissant même certains dignitaires au royaume khmer.
Descendants d’un empire défait mais croyants en Mahomet, les Chams oscillent donc entre fidélité à leur mémoire historique et leur participation à la Oumma. C’est ce compromis que semblent refuser les tablighis, m’explique l’okhna Knour Kei Toam, l’un des plus éminents dépositaires de la culture chame et, à ce titre, conseiller du roi du Cambodge. Dans le village de O’Russei, près de Kampong Chhnang, l’honorable vieillard reçoit les visiteurs avec une simplicité non feinte, toujours prêt à exposer les particularismes de l’islam cham.
Contrairement aux tablighis, l’okhna Knour Kei Toam aime inscrire sa communauté dans une triple fidélité, se revendiquant à la fois de la citoyenneté cambodgienne, de la culture chame et de la religion musulmane : « Nous devons toujours, nous les Chams, nous souvenir que les Khmers nous ont accueillis dans leur pays. Nous devons respecter leurs lois et leur culture et en même temps nous devons nous souvenir de notre propre histoire. » Cette perméabilité entre une riche mémoire ancestrale et le legs coranique donne à leur pratique de l’islam une dimension hétérodoxe : le culte des saints y est admis tout comme est tolérée l’existence de certains rites magiques (réalisation d’amulettes) ; de nombreux textes sacrés sont rédigés en cham et se réfèrent à des traditions pré-coraniques. De plus, la prière a lieu une fois par semaine et non cinq fois par jour. L’appel à la prière se fait par un gong et non un muezzin, leurs mosquées possèdent des toits plats, sans minaret.
Evidemment, ce particularisme n’est pas du goût de tout le monde. « Les Arabes viennent souvent nous voir. Ils nous disent que nous devrions prier cinq fois par jour. » m’explique l’okhna Knour Kei Toam. « Nous les écoutons, nous les remercions pour leurs conseils ; mais nous restons fidèles à nos traditions. » Les « Arabes », ce sont les missionnaires venus de Dubaï ou d’Arabie saoudite, avec dans leur besace un peu d’argent et beaucoup de prescriptions, mais ce sont aussi et surtout les tablighis. Ali, un jeune Cham de O’Russei, me parle d’eux avec une pointe de moquerie. « Ils viennent avec des minibus dans les villages ; ils disent que nous ne sommes pas de vrais musulmans. Ils disent que nous devons complètement couvrir les femmes, et ne pas fréquenter les Khmers. » Un soupçon de crainte se laisse pourtant deviner dans les propos du jeune Ali. Sans doute sait-il que la proportion des Chams « traditionnalistes » baisse dangereusement face à celle des « fondamentalistes ». Il sait aussi que dans, certains villages, des jeunes Chams convertis à l’enseignement du Tabligh ont fini par critiquer sévèrement les pratiques traditionnelles de leurs parents, amenant la division au cœur de la communauté.
A Phnom Penh, je rencontre Agnès de Féo, chercheuse associée à l’Irasec, auteur de plusieurs études sur les mouvements fondamentalistes d’Asie du Sud-Est. « Le Tabligh est le mouvement le plus répandu et le plus actif en Asie ; au Cambodge, il est probable que plus d’un tiers des musulmans se situent dans son sillage, à des degrés divers. » Ayant réussi à s’immerger pendant des mois au sein des communautés féminines tablighis du Cambodge ou de Malaisie, Agnès de Féo me détaille les motivations qui poussent tant de Chams à embrasser le Tabligh : « Pour les plus pauvres, le Tabligh est un marqueur identitaire mais il traduit aussi un rêve d’ascension sociale, surtout pour les jeunes filles. Porter un niqab, par exemple, c’est signifier au monde que l’on est assez riche pour rester oisive. Pour les paysannes qui s’exténuent à repiquer le riz à la main, le niqab est une parure de rêve : leur peau burinée serait protégée du soleil, les gants noirs seraient des écrins pour des mains qui ne connaîtraient plus les callosités quotidiennes. » Mais le Tabligh réussit aussi à séduire nombre de Chams urbains et aisés, comme je l’observe dans l’entourage du docteur Abdul Coyaume. « L’obligation faite aux membres du Tabligh de partir sur la route est vécue positivement par de nombreux adeptes, notamment des gens d’un certain niveau social ou des hommes d’affaires pour qui ces tournées répondent à un besoin de spiritualité incarné dans une expérience vivante, fraternelle, paisible. » ajoute Agnès de Féo.
Le Tabligh comme moyen de développement personnel ? Peut-être, mais force est de remarquer que les villages qui passent sous son influence ont tendance à se renfermer radicalement sur eux-mêmes. Je me souviens de ma première visite au village de Phum Trea, en 2005. Le « concombre masqué » en poste à Phnom Penh (l’agent de la DGSE) m’avait prévenu : « Vous risquez de vous prendre des pierres. » C’est exactement ce qui s’était passé, même si les cailloux lancés dans ma direction par deux gamins vêtus de blanc avaient moins pour fonction de blesser que de marquer un territoire. Agnès de Féo explique, dans un ouvrage collectif de l’Irasec, que si le Tabligh reste un mouvement largement apolitique et pacifique, il représente aussi un risque à l’échelle sociale : « La séparation drastique entre les sexes, leur refus des compromis, leur volonté d’éradication de tout ce qui ne se rattache pas à l’islam des origines, même le passé historique, pour ne se référer qu’à l’histoire telle qu’elle est délivrée dans le Coran et la Sunnah, toutes ces manifestations d’intransigeance sont autant de raisons de rupture avec le monde extérieur. Le Tabligh présente en outre une cause de conflit à l’intérieur de l’islam. » Si le risque de désocialisation existe, il faut reconnaître qu’il est limité par un facteur géographique : contrairement à la Thaïlande ou aux Philippines où les musulmans sont établis dans des régions où ils sont majoritaires, les Chams sont répartis sur l’ensemble du territoire cambodgien et ne sont majoritaires dans aucune province, interdisant qu’à une expression religieuse s’ajoute une revendication territoriale.
L’okhna Knour Kei Toam, comme les autres Chams, ne nourrit évidemment aucun désir de reconquête : « Jamais nous ne retournerons au Champa qui est maintenant une province vietnamienne ; ce qui compte, c’est de transmettre la tradition des anciens. » Abdul Coyaume, lui, ne se gêne pas pour mépriser la mémoire du Champa et se moquer des « traditionnalistes » qui, à l’entendre, ne seraient plus présents que dans « une dizaine de villages ». Son horizon à lui, c’est le désert arabe du VIIe siècle, tout le reste n’étant qu’innovation blâmable. Alors que je m’apprête à le quitter, il tient à me montrer son dernier ouvrage de pédagogie religieuse, contenant les mille et une prescriptions que doit observer un bon musulman ; joignant le geste à la parole, il détaille avec minutie la position à adopter lors de son sommeil afin d’imiter le Prophète, comment pencher son torse sur la droite et placer son avant-bras, quelles paroles prononcer au coucher et au lever. Soudain, le médecin et le théologien ne font plus qu’un : « En dormant comme le Prophète, sur le coté droit, vous verrez que votre cœur battra plus régulièrement et que vous vivrez plus vieux, in’ch Allah. » Je réprime un sourire devant cet étrange argument de bateleur avant de déguerpir. Aucun doute, les « témoins de Jéhovah de l’islam » n’ont pas fini de nous surprendre.[/access]
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