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Fais pas ci, fais pas ça!


Fais pas ci, fais pas ça!

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Big Mother[1. Big Mother, Michel Schneider, Odile Jacob, 2002.] is caring you : le visionnaire du despotisme d’aujourd’hui n’est pas Orwell mais Tocqueville. Lequel, dans De la démocratie en Amérique, anticipait l’émergence d’un  pouvoir « prévoyant et doux » – qu’il ne qualifiait pas encore de « maternel ». Un siècle plus tard, Pompidou s’insurgeait contre cette bienveillance intrusive : « Arrêtez d’emmerder les Français ! », disait-il en 1966. Il n’avait encore rien vu. Il n’imaginait certainement pas que ses successeurs signeraient des décrets relatifs à la sécurité des ascenseurs, comme Raffarin en 2004, ou à celle des alarmes de piscine, comme Fillon en 2009.

Que l’État protège, dira-t-on, c’est la moindre des choses, c’est pour ça qu’on l’a inventé. Mais en quelques décennies, nous sommes passés de la protection à l’infantilisation. Sa sollicitude accompagne le citoyen du berceau à la tombe, en écartant de lui les innombrables périls qui le guettent entre les deux. L’État nous protège des accidents de la route et des cancers du poumon, de l’incendie et de la noyade. Des menaces futures, des canicules et épidémies encore inconnues. Surtout, il s’emploie de plus en plus à nous protéger de nous-mêmes, traquant nos petits vices et nos mauvaises habitudes.

Cette bienveillance s’est déployée dans tous les secteurs de l’existence individuelle, nous disant comment dormir, boire ou nous déplacer. Elle cherche à convaincre à coups de campagnes, parfois en vantant les bienfaits de la vie « manger-bouger », le plus souvent en décrivant les souffrances terribles qui attendent les réfractaires. Il lui arrive de taxer – les fabricants de soda, responsables de l’obésité, ou les propriétaires de voitures trop vieilles. Mais ce qu’elle fait le plus volontiers, c’est interdire ou imposer. De la circulaire européenne à l’arrêté municipal, des centaines de textes réglementent les comportements et balisent la « vie ordinaire ». La logique implacable de ce nouveau maternalisme a été formulé par Hans Jonas : « In dubio, pro malo[2. Dans Le Principe responsabilité (1979), le philosophe allemand défend une « heuristique de la peur », jetant ainsi les fondements du principe de précaution.]», « Dans le doute, attends-toi au pire ». La cigarette menant au cancer aussi directement que le verre de vin au platane, la devise de l’État-nounou est : mieux vaut interdire que guérir ![access capability= »lire_inedits »]

La reconversion de l’État-providence essoufflé en mère attentionnée commence au début des années 1970, avec l’enterrement des « Trente Glorieuses ». Depuis, la fièvre interventionniste, hygiéniste et sécuritaire s’est déployée tous azimuts, de la prolifération des radars automatiques à l’interdiction des feux de cheminée. Certaines de ses prescriptions nous semblent légitimes, voire indispensables – qui encouragerait un ami à prendre le volant bourré ? –, d’autres farfelues, excessives ou carrément liberticides. On en trouvera ici un panorama subjectif et évidemment non-exhaustif.

La « violence routière »

C’est à propos des accidents de la route qu’on invente un délicieux oxymore : les « morts évitables ». La suite a prouvé qu’il contenait une part de vérité. Et s’il y a aujourd’hui trois fois moins de parents plongés dans l’effroi par un coup de fil nocturne, on ne s’en plaindra pas. Mais avec la « violence routière », création sémantique récente, on est passé à un autre stade : l’automobiliste est un tueur en puissance.

En 1972, 16545 personnes meurent sur les routes de France – un record. Jacques Chaban-Delmas, dont la femme a été tuée dans un accident, crée le premier « Comité interministériel à la sécurité routière ». Pompidou, lui, roule en Porsche, fume jusqu’à trois paquets de Marlboro par jour et se fait filmer par les Actualités dans son domicile de l’île Saint-Louis en train de servir, à lui et à Madame, un scotch bien tassé. « Si les gens veulent se tuer, qu’ils se tuent », râle le président.

Les premières mesures interviennent : ceinture de sécurité et casque obligatoire (1973), abaissement des limites de vitesse (1974). En 1990, ceinture pour tous, y compris à l’arrière.  Le téléphone portable est interdit en 2003 : en 2011, il a coûté plus d’1,5 million de points aux automobilistes. Le danger est réel. Mais bien sûr, on ne s’en tient pas là. Les associations de parents de victimes de la route, avocats de cette cause indiscutable, réclament sans cesse plus de règles, plus de surveillance et plus de sanctions – elles pourraient avoir la peau du « kit mains libres ». Faudra-t-il, dans la foulée, interdire les engueulades et les mains baladeuses, celles-ci suivant naturellement celles-là ? En attendant, va pour l’exaspérant gilet jaune, obligatoire depuis 2008, promu par Karl Lagerfeld : « C’est jaune, c’est moche, ça ne va avec rien, mais ça peut sauver la vie. » S’il le dit.

C’est la mise en place, par Chirac en 2003, puis la prolifération, du radar automatique, qui déclenche la première révolte. Le parti des automobilistes se rebiffe, avec un argument qui parle à pas mal de gens : le racket organisé dont sont victimes les honnêtes travailleurs. En 2011, les radars ont crépité plus de 19 millions de fois, rapportant 539 millions d’euros au Trésor public.

Alcool : degré zéro

Après la vitesse, l’alcool au volant devient la première cible de la  sécurité routière. Et pour cause : un tiers des accidents est dû à l’emprise de l’alcool et, la plupart du temps, les victimes sont des jeunes. Alors qu’on pouvait conduire avec 1,2 g dans le sang en 1970, on est hors-la-loi avec 0,5 g à partir de 2004. Avec, en prime, la valse-hésitation au sujet de l’éthylotest, rendu obligatoire en 2012, bien que, sous la pression des automobilistes, son absence ne soit pas sanctionnée (!).

La guerre contre l’alcool ne se limite pas à la voiture. La consommation d’alcool est sur-encadrée par les pouvoirs publics. Il n’est pas encore illégal de prendre une cuite, mais ceux qui persévèrent dans le vice, en dépassant la consommation admise par l’OMS (20 grammes d’alcool par jour pour les femmes, 30 grammes pour les hommes) sont sermonnés ou dénoncés sans relâche par des slogans entrés dans les consciences au fil du temps. Qui pourrait ignorer aujourd’hui que « l’abus d’alcool est dangereux pour la santé » ? Évidemment, la culpabilisation n’est jamais loin, particulièrement venimeuse pour les femmes enceintes : « La consommation de boissons alcoolisées pendant la grossesse, même en faible quantité, peut avoir des conséquences graves sur la santé de l’enfant. » Si votre enfant rate son bac, mères indignes, c’est à cause de ce verre de rosé, bu nonchalamment à la terrasse d’un café à votre cinquième mois de grossesse !

Cette hystérie antialcoolique a certainement d’excellentes raisons. L’ennui, c’est que ses résultats ne sont guère probants : les appels à la « tolérance zéro » incitent au « tout ou rien ». Comme dans le sketch de Bourvil, les buveurs d’eau (ferrugineuse !) préfèrent de plus en plus une méchante biture à une consommation raisonnable de liquide fermenté. Le binge drinking, l’alcoolisme festif à haute dose, prospère en dépit des avertissements. Diabolisé dans sa consommation quotidienne, l’alcool devient fatalement un produit d’excès.

Cigarette : vers l’extinction ?

En France, la loi Veil de 1976 est la première réponse étatique aux mensonges éhontés de l’industrie du tabac, qui a longtemps dissimulé la nocivité de la cigarette. Les avertissements sanitaires sur les emballages deviennent obligatoires, la publicité est limitée et, mesure incontestablement salutaire, il est enfin interdit de fumer dans les hôpitaux et les ascenseurs. En 1991, la loi Evin interdit définitivement toute forme de publicité pour la cigarette et limite drastiquement celle pour l’alcool, ces deux produits n’étant plus accessibles aux mineurs.

Avec la réélection de Jacques Chirac en 2002, et le premier « Plan cancer », les légitimes préoccupations de santé publique se transforment en fumophobie d’État. « Je voudrais insister sur une priorité : la guerre contre le tabac », déclare le président, avec le zèle du converti. En 2006, le couperet tombe par décret : interdiction de fumer dans les lieux collectifs. Triplement des prix entre 2000 et 2012, images gore sur les paquets, slogans franchement sadiques (« Fumer peut entraîner une mort lente et douloureuse ») : pour ramener le fumeur à la raison, on a mis le paquet. Des pictogrammes dissuadant les femmes enceintes de fumer s’installeront bientôt sur les paquets de cigarettes, si on trouve de la place entre un poumon rongé et un slogan morbide. Les terrasses, derniers refuges des fumeurs mis au ban, seraient également susceptibles d’épuration, ainsi que les parcs publics et même les plages.

Ironiquement, la chasse aux fumeurs profite au marché… de la cigarette électronique. Très vite, celle-ci se voit soupçonnée d’être la cinquième colonne de l’industrie du tabac : ça a la même forme, ça fait de la fumée, mais ça n’est soi-disant pas toxique… Hum, c’est louche. Dans le doute, Marisol Touraine en interdit la vente aux mineurs et prévoit de chasser les « vapoteurs » des lieux publics.

Nutrition : plus c’est gros… 

Dernière bataille en date : la nutrition. À la fin des années 1990, on s’aperçoit des ravages de la junk food : l’obésité est devenue une épidémie mondiale. Frein à la productivité, l’obèse est le revers insoutenable de la mondialisation. « Manger tue ! », titre Courrier international en 2003. En France, le premier « Programme national nutrition santé », est lancé en 2001 pour lutter contre les maladies cardiovasculaires, annonçant le premier « Plan obésité ». On voit apparaître des messages sanitaires, qui seront rendus obligatoires sur les publicités de produits alimentaires en février 2007 : « Évitez de manger trop sucré, salé ou trop gras », « Pour votre santé, évitez de grignoter entre les repas » ou le fameux « Mangez au moins 5 fruits et légumes par jour ». C’est aussi en 2007 que le gouvernement Fillon crée la « taxe soda » sur les boissons sucrées.

Désormais, les assiettes sont entièrement sous contrôle, le sommet de l’État en régissant les moindres détails. Un décret de 2011, signé par une dizaine de ministres (dont ceux de l’Intérieur et de la Défense), encadre le grammage des saucisses ainsi que le poids des parts de pizza pour les cantines scolaires ! À Bruxelles, aussi, on cogite : l’affichage du nombre de calories sur tous les produits alimentaires, jusqu’alors facultatif, sera rendu obligatoire dans toute l’Union européenne en 2016. Un gros averti…

Logement : pas de feu dans le foyer

Pour échapper à l’empire de la loi, il restait encore son chez-soi. Mais ça, c’était avant. Tout drame domestique, doigt dans la prise électrique, noyade ou incendie, amène son lot de nouvelles normes au cœur du foyer. L’exploitation de cette mine regorgeant d’interdits en puissance commence dans les années 2000 avec les ascenseurs : après une série de chutes mortelles dans les ascenseurs, ceux-ci  doivent être désormais « mis aux normes » – ce qui dans bien des cas signifie purement et simplement remplacés.

Si vous pensiez méditer « toutes ces lois à la con », en savourant un whisky au coin du feu, c’est raté, en tout cas en Ile-de-France, où un arrêté préfectoral prévoit d’interdire l’usage des cheminées à foyer ouvert, jugées trop polluantes, d’ici à 2015.

Et même si vous bénéficiez d’un droit local plus indulgent, vous n’échapperez pas  au « détecteur avertisseur autonome de fumée » (DAAF), à installer chez soi avant le 8 mars 2015, et censé vous préserver des incendies et peut-être, qui sait, un jour des tentations tabagistes (il suffira de changer les normes par décret).

À ce jour, ni le défibrillateur cardiaque dans la cuisine, ni les bouées pour donner le bain à bébé, ne sont obligatoires, mais une aussi criminelle insouciance ne saurait perdurer.

Endoctrinement

Contre le danger, la maladie et les accidents, la mobilisation doit être générale. Et l’endoctrinement aussi, y compris dans les écoles où l’éducation au « bien manger » aura bientôt fait oublier le verre de lait de Mendès-France. Aussi, outre les campagnes et slogans martelés à longueur de journée, de nombreuses célébrations thématiques rappellent périodiquement au citoyen ses obligations sanitaires et ses devoirs sacrés. Citons, après la classique « Journée mondiale sans tabac », l’inénarrable  « Mars bleu, le mois national de mobilisation contre le cancer colorectal », ainsi que la très conviviale «  9e Journée européenne de la dépression » et la « Semaine mondiale de l’allaitement maternel ».

Un monde meilleur

Reste encore à régler l’ultime scandale : la mort – intolérable, inacceptable, et forcément injuste. Derrière la propagande se cache l’utopie d’un monde assaini, dont la « mort évitable » aurait complètement disparu. Mais quand il ne sera plus possible de mourir « par accident », ne faudra-t-il pas exiger de l’État qu’il garantisse à chaque citoyen le droit à une mort contrôlée, hygiénique et nécessaire ? Ainsi le ministère de la Santé accomplirait-il les prémonitions tocquevilliennes : « Cet État se veut si bienveillant envers ses citoyens qu’il entend se substituer à eux dans l’organisation de leur propre vie. Ira-t-il jusqu’à les empêcher de vivre pour mieux les protéger d’eux-mêmes ? »[/access]

*Photo : nitot.

Septembre 2013 #5

Article extrait du Magazine Causeur



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Journaliste au Figaro, elle participe au lancement de la revue Limite et intervient régulièrement comme chroniqueuse éditorialiste sur CNews.

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