Si les Kurdes se sont engagés dans la guerre contre Daech, c’est parce qu’ils étaient directement menacés et qu’ils espéraient en faire une bonne opération politique. Leur objectif prioritaire n’était bien évidemment pas de sauver l’Occident mais de préserver leurs intérêts. Tout comme les Turcs et les Américains.
De plus en plus, avec l’immédiateté médiatique, l’approximation et la « moralinisation » larmoyante de l’information, la politique étrangère devient un instrument de com’ à usage interne. Dans ce cadre, il est utile de créer de toutes pièces une belle histoire que l’on va « vendre » aux opinions, en attendant d’en inventer une autre, le lendemain, sur un autre sujet. Ça permet aux journalistes de se mettre en valeur, aux élites politiques de montrer, la main sur le cœur, à quel point ils aiment la démocratie, et au chef de l’Etat de bomber le torse.
Quelques précédents historiques
Malgré tout cela, avec l’affaire turque, on atteint des sommets. Car en politique étrangère, lorsque l’on joue une partie, ce n’est pas d’abord pour les autres, mais pour soi. Ainsi, si les Américains se sont engagés dans la Seconde guerre mondiale, ce n’est pas par altruisme, mais parce qu’ils étaient, après Pearl Harbour, directement menacés. Leur plan, au moment du débarquement, était de nous libérer du nazisme, mais aussi de faire de nous un « protectorat » (qui n’a pas marché, grâce à l’habileté manœuvrière du Général de Gaulle). Et après cela, le Plan Marshall n’a pas eu comme objectif l’altruisme, puisqu’il était assorti de l’obligation d’acheter, pour le montant des sommes prêtées, des biens et des services américains. De même, si l’Allemagne poursuit encore aujourd’hui « l’aventure » européenne, c’est parce que cela rend d’abord service à sa propre puissance, et non pas pour construire un radieux avenir ensemble.
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Au Moyen-Orient, si les Kurdes se sont engagés dans la guerre contre Daech, c’est parce qu’ils étaient directement menacés et qu’ils espéraient en faire une bonne opération politique. Leur objectif prioritaire n’était bien évidemment pas de sauver l’Occident.
Dès que les beaux esprits familiers des plateaux TV se sont élevés, fin 2010, au moment des printemps arabes, contre le « méchant » Bachar Al-Assad, on savait déjà que les Russes, compte tenu de leurs alliances militaires très anciennes et de leurs bases maritimes, ne le lâcheraient pas, et le soutiendraient jusqu’au bout. Il ne faisait pas davantage de doute que le départ d’Assad n’entraînerait pas l’avènement d’une démocratie pacifiée.
Dès le début, la perspective d’une épouvantable guerre civile apparaissait comme le scénario le plus probable. Pourtant, la France n’a cessé d’essayer de faire tomber Assad, accrochée à l’idée jusqu’au-boutiste « Bachar doit partir », jusqu’à ce que la menace grandissante de Daech nous oblige à choisir notre adversaire.
Une Syrie fragmentée
Or, à supposer qu’Assad gagne, il était évident qu’on se retrouverait au moins provisoirement avec une Syrie divisée entre factions locales et puissances régionales, comme en Irak. Dans ces conditions, les Kurdes, dont c’est depuis toujours l’objectif, tenteraient de s’installer durablement dans le nord du pays, pour y créer leur proto-Etat à la frontière turque, profitant de la faiblesse syrienne. Et ce d’autant plus qu’ils ont déjà réussi une opération similaire en Irak.
Nul n’ignorait que les Turcs, dont c’est depuis toujours l’obsession et le cauchemar, ne l’accepteraient jamais.
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Il était donc certain, les choses devant s’enchaîner logiquement, avec ou sans Bachar, qu’on se retrouverait, avec un conflit kurdo-turc. Dans ces conditions, qui donc l’attaque turque pouvait-elle étonner ? Et pourquoi les analystes se taisent-ils sur ce point, comme s’ils niaient, une fois encore, la réalité ?
La chose est même tellement évidente qu’on ne peut pas penser qu’elle n’ait pas été négociée avec les Kurdes eux-mêmes, dès le début du conflit, avec un deal du genre « vous nous aidez à chasser Daech (et on vous aide aussi à sauver votre peau), puis vous devrez démilitariser, et revenir dans le giron syrien comme avant ». On peut raisonnablement penser qu’un deal de la sorte a pu être conclu, chacune des contreparties pensant qu’il aurait toutes les chances d’être trahi, ou non, en fonction de l’état de la guerre une fois la menace de Daech suffisamment écartée.
Evidemment, dans une telle perspective, à supposer qu’à la fin, les Kurdes ne veuillent plus partir, l’affaire se règlerait en bout de course sur le terrain entre les Turcs, les Kurdes, l’armée syrienne et ce qui reste de Daech, avec les Russes et les Iraniens comme arbitres. Et si j’étais Trump, je n’aurais pas eu très envie de me trouver, une fois la menace principale relativement écartée, dans ce panier de crabes.
Et si Trump avait raison ?
Si c’est cela qui s’est joué, Trump a eu raison de retirer ses troupes suffisamment tôt, avant de devenir à son tour l’otage de la guerre civile syrienne. Il a d’abord vu ses intérêts. Certes, on peut penser que les Kurdes n’ont peut-être pas cru que Trump mettrait sa menace de partir à exécution. C’était visiblement mal le connaître. Dûment informés de l’imminence d’une attaque de l’armée turque, ils n’ont peut-être pas cru non plus qu’Erdogan se risquerait à passer durablement la frontière, avec les risques d’enlisement pour lui que cela comporte. Soit ils ont péché par naïveté, soit, plus probablement, ils se sont dit qu’ils pouvaient supporter quelques jours de conflit pour tester les Turcs, et se faire au moins une belle image victimaire auprès des médias occidentaux, avec des images dûment choisies. Il faut rappeler ici que pour tous les dirigeants de la terre, la mise en scène du martyre de leurs propres peuples devant les caméras amies est une pratique tout à fait courante. Les Ibos avaient fait exactement le même calcul en 67 au moment de la guerre du Biafra, guerre qu’ils ont finalement perdue. Si c’est cela le calcul, il explique que la solution (cessez-le-feu provisoire des Turcs, retrait des Kurdes de la zone frontalière) ait été trouvée aussi vite.
Sera-t-elle effectivement appliquée ? Les Kurdes vont-ils en effet se retirer ? Les Turcs vont-ils ensuite retourner chez eux ? On rentre en ce moment dans une autre partie de poker menteur. C’est sans doute pour mettre la pression, et influer sur les acteurs dans son sens, que Bachar Al-Assad s’est exprimé récemment.
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Ajoutons que si cette solution est effectivement mise en œuvre, elle ne peut être que provisoire. En effet, si le cynisme le plus absolu est la caractéristique des politiques pour les questions internationales, les peuples ont en revanche droit à la justice. Ils ont le droit de revenir vivre sur leurs terres, une fois que l’armée régulière syrienne aura repris le contrôle de son territoire, et que les milices kurdes seront démilitarisées. C’est ce qui aurait été le cas si la logique nationale avait prévalu, et si nous n’avions pas tout fait pour la briser.
Si c’est cela qui s’est joué, et si c’est cela qui s’applique demain, il faudrait le dire, et il faudrait y travailler. On est loin, en tout cas, des images misérables de réfugiés fuyant la guerre, que la presse nous assène jusqu’à l’écœurement, des gentils kurdes, des méchants turcs, du méchant Bachar et du méchant Trump. C’est un peu plus compliqué que ça.
Les Kurdes ne sont pas des enfants de chœur
En politique étrangère, malheureusement, les enfants de cœur n’existent pas. Pas plus les kurdes syriens, alliés au PKK, une organisation terroriste qui ensanglante la Turquie depuis trente-cinq ans. Il n’y a pas les bons et les méchants. Chacun défend ses intérêts avec la plus grande énergie, avec sauvagerie même. Chacun utilise pour cela tous les moyens, militaires, politiques, diplomatiques et médiatiques, et ceux qui ne le font pas disparaissent. Mais il y a ceux qui le reconnaissent et ceux qui le cachent, qui font semblant de rechercher la paix et l’amour. Ces derniers-là sont des idéalistes, mais plus souvent des menteurs et des hypocrites. Ce sont aussi des criminels, car ce sont eux qui, en 2010, ont contribué à créer les conditions de cette horrible guerre civile.
La vraie recherche de paix ne consiste pas à encenser les uns et à condamner les autres, à faire pleurer sur les bons et huer les méchants, mais à rechercher, dans ces océans de violence, des solutions pratiques pour faire baisser les tensions et trouver des équilibres. Quand cessera-t-on de nous prendre pour des cruches ?
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