La crise qui secoue la Syrie depuis plus trois mois peut-elle déborder à l’extérieur de ses frontières ? En effet, le risque que la contestation et sa répression violente déclenchent un conflit entre Damas et l’un de ses voisins est aujourd’hui loin d’être négligeable. Ce qui peut surprendre, en revanche, c’est que, malgré les incidents surmédiatisés à la frontière avec Israël, la tension monte avec la Turquie et non avec « l’ennemi héréditaire » sioniste.
L’afflux de réfugiés syriens fuyant la répression a contraint Ankara à envoyer à Damas des messages de plus en plus clairs. Les Turcs ont d’abord fait comprendre que quels que soient leur compassion pour le peuple syrien et leur sentiment de solidarité avec lui, ils n’avaient pas l’intention d’accueillir tous les Syriens souhaitant quitter leur patrie. Puis depuis une quinzaine de jours, Ankara fait savoir que son hospitalité ne dépassera pas le seuil de 10.000 réfugiés syriens. Pour les autres, selon des rumeurs relayées par les médias, la Turquie étudierait la création d’une « zone tampon » du côté syrien. Les officiels turcs ont immédiatement démenti et qualifié la question de « prématurée ».
Pour Ankara, affronter la Syrie traduirait un véritable « tête-à-queue » stratégique. Il y a un an, officiers syriens et turcs faisaient le bilan des exercices militaires communs qui, pour la deuxième année consécutive, avaient permis à leurs armées de terres d’œuvrer à une meilleure sécurisation de leur frontière commune. Rappelons également qu’il y a à peine trois mois, Hakan Fidan, le chef de l’agence nationale de renseignement de la Turquie (le MIT) se rendait à Damas pour évaluer « la situation » avec ses interlocuteurs et amis syriens. Désormais ces mêmes officiers se regardent en chiens de faïence… si jamais ordre était donné de démarrer les blindés, cela n’annoncerait pas un match amical.
Ce n’est qu’après le troisième et très décevant discours de Bachar el-Assad lundi dernier, que le gouvernement turc est sorti du bois. Assad a eu beau promettre des élections en août et des réformes en septembre, Ankara a réagi fermement sans même attendre la fin de son allocution à l’université de Damas. Ersat Hurmuzlu, conseiller du président turc Abdullah Gül, a ainsi accordé à Assad une petite semaine avant « une intervention extérieure ». En langage diplomatique, cela s’appelle un ultimatum. Signe que les Turcs ont perdu patience et qu’ils n’attendront ni août ni septembre pour agir.
En évoquant la possibilité d’une intervention extérieure, les Turcs pensaient-ils à une opération onusienne comme celle qui se déroule en Libye ou, ce qui est plus probable, à l’installation de cette fameuse « zone tampon » en territoire syrien ? Quoi qu’il en soit, Damas a, semble-t-il, décidé d’accepter le défi.
Jeudi dernier, un nombre non négligeable de soldats syriens ont en effet pris position aux abords de la frontière turque, non loin du village de Khirbat el-Jouze. Quelques unités se sont alors emparées de points symboliques pour y hisser le drapeau syrien. Le message est limpide : Bachar el-Assad n’a pas l’intention de laisser Ankara rogner sa souveraineté ou créer un Etat dans l’Etat syrien, aussi réduit soit-il. S’il a agi aussi rapidement, c’est pour dissuader les Turcs de le mettre devant le fait accompli avec cette « zone tampon ».
Pour le moment, aucune ligne rouge n’ayant été fixée par un leader turc de haut rang, Ankara garde une marge de manœuvre diplomatique. Mais le président Gül et son premier ministre Erdogan auront vite épuisé leur arsenal rhétorique. En 1998, un conflit armé entre les deux pays avait été évité in-extremis. Aujourd’hui, la donne a changé car les leaders turcs ont face à eux un pouvoir qui joue sa survie, ce qui ne peut que perturber les calculs savants de la dissuasion. Contrairement à son voisin prospère et sûr de lui-même, la Syrie pourrait donc être tentée par la politique du pire.
Tout est en place. Il ne manque que l’étincelle, l’erreur, le malentendu ou l’incident qui embrasera la mèche.
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