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Syrie: le statu quo ou le chaos ?


Si Anna Karénine travaillait à l’IFRI, elle aurait sans doute remarqué que les révolutions heureuses sont toutes les mêmes, mais que chaque révolution malheureuse l’est à sa façon. Après des dénouements relativement peu sanglants en Tunisie et en Egypte, on observe à Bahreïn, au Yémen, en Libye et maintenant en Syrie, différents degrés de violence. Or, si Bahreïn, le Yémen et – quoi qu’on en dise – la Libye sont des pays relativement marginaux dans le monde arabe, la Syrie en est l’un des piliers.

Au-delà du poids stratégique de ce pays – allié de l’Iran, puissance tutélaire du Liban et épicentre de tous les fronts du refus de la région –, la Syrie incarne une résistance crispée à l’extérieur, un puritanisme nationaliste où le rejet des « corps étrangers » est élevé au rang d’idéologie officielle. Ce singularisme s’appuie d’abord sur un capital symbolique précieux : Damas est considérée comme le berceau du nationalisme arabe et s’est octroyé le rôle de gardienne de ce patrimoine. Mais un autre facteur nourrit le réflexe de citadelle assiégée : depuis un demi-siècle, la Syrie est contrôlée par l’une de ses minorités, les Alaouites. Aujourd’hui les membres de cette communauté chiite et leurs dirigeants ressemblent à un homme chevauchant un tigre : on ne sait plus qui commande, de la monture ou du cavalier. La peur – plus que justifiée – d’être les victimes a poussé les Alaouites à devenir les bourreaux de leurs concitoyens. Aussi ont-ils de bonnes raisons d’être saisis d’effroi à l’idée des châtiments que leur réserveraient demain ceux qu’ils ont écrasés hier, s’ils venaient à perdre le pouvoir.

Leur nervosité est apparue au grand jour la semaine dernière à Lattaquié, ville portuaire et bastion historique de leur communauté, touchée par les troubles après quinze jours de manifestations à Daraa, dans le sud du pays. La réaction, immédiate, est lourde de signification – et pas dans un sens très encourageant. Des hommes armés non identifiés ont ouvert le feu, non seulement sur les manifestants mais aussi sur des passants, comme si leur objectif était de semer la terreur et de vider les rues le plus vite possible. Quand l’armée est arrivée, l’ordre régnait déjà à Lattaquié. On peut gager que cette riposte brutale est une façon de signifier aux candidats à la révolte que les Alaouites ne laisseront pas la contestation se développer « chez eux ».
L’étrange discours du président Assad, vide de tout contenu concret, doit être analysé à la lumière de ces événements. La conclusion qui s’impose est que les durs du régime – qui sont aussi les Alaouites les plus radicaux – ont eu le dessus. Et il y a de bonnes raisons de penser qu’ils sont prêts à tout – y compris un bain de sang si nécessaire – pour garder la main. Ils savent bien que Bachar el Assad, sa femme et ses enfants pourront toujours trouver refuge quelque part. En revanche, si le régime tombe, la majorité des Alaouites seront contraints de rester. Et pour eux, le pire est presque certain.

Traquées comme traitres et persécutés comme apostats durant des siècles, les tribus alaouites se sont réfugiées dans les montagnes surplombant Lattaquié et le littoral, entre le nord de l’actuel Liban et le sud de la Turquie. La chute de l’Empire ottoman, l’instauration du mandat français, son effondrement vingt ans plus tard et les affrontements avec le nouvel État d’Israël leur ont offert une fenêtre stratégique : alors que les anciennes élites, plutôt versées dans le commerce, boudaient les administrations – et en particulier l’armée – les Alaouites les ont intelligemment noyautées, ce qui leur a ouvert la voie du pouvoir. C’est ainsi que l’un d’eux, un homme d’exception nommé Hafez el-Assad, est parvenu au sommet.

Né en 1930, premier bachelier de sa famille, Assad fait une carrière militaire d’une extraordinaire rapidité. Lieutenant en 1955, il est général en 1964. Deux ans plus tard, à l’âge de 36 ans, il devient ministre de la Défense. Il ne lui faudra que quatre ans pour accéder à la fonction suprême où il s’installe en 1970. Prenant très vite le contrôle de l’appareil administratif et militaire, il dirigera son pays d’une main de fer et avec une intelligence politique hors-pair jusqu’à sa mort, en 2000, date à laquelle lui succède son fils Bachar
Dans un deuxième temps, il s’empare aussi des ressources économiques et financières de la Syrie. Travaux publics, matériaux de construction, agro-alimentaire, hydrocarbures et, plus tard, les télécommunications, sont accaparés par sa famille et ses alliés. Avec un résultat prévisible : fuite des capitaux et chute dramatique de la production intérieure. Assad organise ensuite le pillage systématique du Liban.

Cette fuite en avant n’a pas empêché le régime de mener la modernisation du pays alaouite – le nord-est de la Syrie : développement des ports, constructions d’autoroutes, création d’une université à Lattaquié, implantations administratives, militaires, industrielles et commerciales jusque dans les villages les plus reculés. Pour couronner le tout, de somptueuses résidences ont été érigées dans la région par les pontes du régime. Autant dire que jusqu’à ces dernières semaines, les Alaouites profitaient sans vergogne des fruits de leur domination. Ils savent ce qu’ils ont à perdre.

L’avenir de la Syrie dépend donc du rapport de forces entre les communautés. Les liens personnels et claniques pèseront lourd dans la balance et le passé sanglant des puissants d’aujourd’hui compromet sérieusement les chances d’une solution négociée. C’est l’heure de vérité pour la Syrie : à l’issue de cette crise, on saura si elle existe en tant que nation ou si, à l’image de ce qui s’est passé en Iraq, autre pays du Baas, le pacte syrien explose dans un règlement de comptes général. Pour le régime, l’état d’urgence joue le rôle des cercles de fer empêchant que le tonneau syrien se désintègre dans un bain de sang inter-communautaire. Pour le moment, Bachar el-Assad semble aussi le croire. À moins qu’il n’ait pas vraiment le choix.



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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