Daoud Boughezala. Après l’avoir reconquise il y un an puis de nouveau perdue cet automne, l’armée syrienne vient de récupérer Palmyre avec l’aide de l’aviation russe. Au-delà du symbole, que dit cette victoire du rapport de forces sur le terrain ?
Frédéric Pichon. [1. Spécialiste du Levant, Frédéric Pichon vient de publier Syrie : une guerre pour rien (Editions du Cerf, 2017)] Cette victoire n’est pas seulement symbolique, puisque Palmyre se situe à proximité d’importants champs gaziers assez vitaux pour l’approvisionnement énergétique de la Syrie dite « utile » [Ndlr : l’axe Damas-Alep-Homs ainsi que le littoral alaouite autour de Tartous eft Lattaquié.]. Le contrôle de l’Est syrien continue cependant à poser problème à Damas, Deir Ez-Zor et Raqqa étant encore aux mains de l’Etat islamique malgré les bruits de bottes qui se font entendre à leurs portes. Mais on a récemment vu des avancées stratégiquement bien plus décisives, comme la spectaculaire jonction qu’ont opérée les forces kurdes et l’armée syrienne à Manbij, à 85 kilomètres au nord d’Alep, avec le soutien des Russes et des Américains.
Que dit cet événement de l’avancée des opérations en Syrie ?
De toute évidence, l’armée turque ne descendra pas sur Raqqa, du moins pas par ce couloir-là. La Turquie a une autre possibilité plus à l’est, mais il n’est pas du tout certain qu’elle s’y aventure. Le parrainage de la réconciliation syro-kurde par la Russie est un signal envoyé à la Turquie pour la dissuader de participer à la future bataille de Raqqa. Reste à savoir ce que décidera l’administration Trump, qui aide déjà les Kurdes syriens à travers l’envoi de forces spéciales et d’instructeurs. C’est une solution assez indolore pour les Américains que de laisser la Russie et les Kurdes mener l’offensive contre Daech.
Que penser du double processus de dialogue entre le régime syrien et l’opposition non-djihadiste, à Genève et Astana ?
Se pose sempiternellement la même question : la coordination entre les mouvements de l’opposition syrienne et les groupes armés sur le terrain. Certes, un des groupes de l’opposition, le Haut comité aux négociations, inclut un certain nombre de représentants des groupes combattants comme Jaych al-islam des frères Allouche. Mais Damas joue la montre et n’a pas intérêt à négocier en attendant de livrer bataille. Pendant ce temps-là, les Russes nouent des contacts avec à peu près tout le monde, y compris avec des groupes islamistes comme Ahrar ach-Cham. L’idée est là aussi de gagner du temps car l’opposition militaire dans le gouvernorat d’Idleb en est réduite à tenir des zones rurales. Son avenir politique est nul, d’autant que les différents groupes militaires s’attaquent entre eux et se livrent une concurrence féroce pour le contrôle des ressources.
Il se dit que le pouvoir syrien n’a pas digéré l’évacuation de milliers de combattants djihadistes d’Alep-Est, les armes à la main, en décembre dernier. Une exfiltration négociée par la Russie. Y a-t-il de l’eau dans le gaz entre Damas et Moscou ?
A Alep, les Russes n’ont pas directement traité avec les groupes armés mais sont passés par le truchement du CICR (Croix rouge internationale). Pour autant, des responsables syriens m’ont récemment confié leur agacement vis-à-vis de l’attitude russe à Alep, mais aussi par rapport à la Turquie. A Damas, on juge la Russie beaucoup trop indulgente à l’égard de la Turquie et des groupes armés soutenus par ce pays.
Au fond, Assad et Poutine ont-ils deux visions antagoniques de l’avenir de la Syrie : la reconquête de l’ensemble du territoire pour l’un, le contrôle de la Syrie « utile » pour l’autre ?
C’est une vision trop schématique des choses. Car la Syrie « utile » n’est pas viable sans la Syrie « inutile » dans laquelle se trouvent les réserves en hydrocarbures et le blé de la vallée de l’Euphrate. Je ne crois pas que les Russes estiment illusoire de reconquérir l’Est syrien même si la question de la gestion politique de cette région se posera un jour. S’il y a reconquête, cela passera pas une forme d’arrangement de l’Etat syrien avec des tribus ou des groupes locaux autres que l’Etat islamiques. Ce n’est pas un scénario irréaliste mais sa mise en œuvre prendra du temps car l’armée syrienne est complètement épuisée. Ce qui se joue en Irak dans la lutte contre Daech peut laisser entrevoir un espoir de l’autre côté de la frontière.
On a néanmoins l’impression d’une fracture irrémédiable entre Damas et l’Est du pays qu’occupe l’Etat islamique.
La Syrie gouvernementale a paradoxalement accès aux ressources de l’Est du pays qui lui échappe. Les marchandises transitent, y compris le pétrole et le gaz. En janvier dernier, près de Salamiyeh, à Hasiriyyeh, à un carrefour stratégique où sont postés l’armée syrienne et des milices chiites irakiennes, j’ai vu des centaines de camions garés et fouillés à destination de l’Est syrien. Ces véhicules vont vers Qamishli (Kurdistan syrien) et même vers Raqqa aux mains de l’Etat islamique en payant un droit de passage à l’E.I. Inversement, des camions de Raqqa approvisionnent la Syrie « utile ». Ça circule donc dans les deux sens.
Passons au front ouest de la guerre. A partir de la frontière libanaise, depuis 2013, le Hezbollah joue un rôle central dans la contre-insurrection que mène l’armée syrienne. On dit la milice chiite affaiblie par les milliers de pertes humaines, le coût de la guerre civile syrienne et la lassitude de sa base. Aujourd’hui que la Russie est en première ligne, le régime syrien cherche-t-il à s’émanciper de cet allié ?
Cet été, le vice-ministre syrien des Affaires étrangères m’a dit très clairement que son gouvernement préférait traiter avec les Russes parce qu’ils parlaient le même langage, étaient habitués à travailler ensemble selon des méthodes assez semblables. Cela ne concerne pas forcément le Hezbollah mais Damas a demandé à Téhéran de limiter les opérations de ses troupes au sol au profit des Russes. Depuis la prise d’Alep, les Iraniens se montrent discrets et semblent avoir un faible poids politique dans les négociations actuelles entre le pouvoir syrien et l’opposition. Cela renforce l’hypothèse d’une prise de distances. En même temps, le gouvernement syrien a économiquement besoin de l’Iran. Sur la route d’Alep, on ne rencontre ni troupes iraniennes ni Hezbollah, mais des milices chiites irakiennes. En revanche, Damas et Téhéran ont signé des accords économiques assez léonins qui remettent en cause la souveraineté de la Syrie.
Comment ça ?
Cinq mille hectares de terres agricoles syriennes ont par exemple été concédés à des sociétés iraniennes. A mon avis, les Syriens n’ont pas eu leur mot à dire sur les modalités de ces transactions quand ces gros contrats ont été signés à Téhéran. Autour des deux villages chiites enclavés de Foua et Kifraya, l’Iran bétonne des fortifications. Cela participe d’une stratégie plus globale d’emprise sur la Syrie. Ainsi les Iraniens justifient-ils leur éventuelle participation à la reprise de Raqqa par la présence d’un sanctuaire chiite dans la ville. Toute présence chiite passée ou présente, réelle ou mythique, sert de prétexte à l’Iran pour s’enkyster dans le pays.
Dans votre dernier livre, vous fustigez l’aveuglement de la politique syrienne de la France ces dernières années. Un de vos chapitres s’intitule ironiquement « La France, puissance sunnite ». Devrait-on basculer d’un extrême l’autre en abandonnant le Qatar et l’Arabie Saoudite au profit de l’Iran ?
Comme disait le président Mao, il faut marcher sur ses deux jambes. Des pays sunnites comme l’Egypte ou les Emirats arabes unis ont des positions plus équilibrées que la France sur le dossier syrien. On ne renouera pas de sitôt avec l’Iran, qui est un gros morceau : ce n’est pas en freinant des quatre fers sur la Syrie qu’on signera des contrats à Damas ou Téhéran ! En tout cas, la note du Centre d’analyse, de prévision et d’analyse du quai d’Orsay qui a fuité dans la presse n’annonce malheureusement aucun changement stratégique en Syrie. Ce document affirme clairement que la France doit protéger les puissances arabes sunnites face aux ambitions iraniennes. C’est de l’hémiplégie !
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