Syrie, Irak: deux Etats morts


Syrie, Irak: deux Etats morts

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C’est la nouvelle priorité de la politique française en Syrie et en Irak : détruire Daech (ou l’Etat islamique, EI, c’est selon). Le président de la République l’a promis aux familles des victimes des attentats du 13 janvier : il fera tout pour « détruire les fanatiques de l’armée de Daech ». Dans un élan d’hubris, la France cherche à se placer à la tête de la lutte contre l’Etat djihadiste. Bachar Al-Assad, lui, peut désormais dormir plus tranquille. Honni il y a encore peu, il fait aujourd’hui un petit retour en grâce. Il n’est plus question pour lui ni de lignes rouges, ni de punitions. Mieux, pour Laurent Fabius, ses troupes au sol pourraient même être associées à l’effort d’intensification des frappes aériennes françaises contre les installations de l’Etat islamique.

Il n’y a cependant guère d’illusion à se faire. Cette réorientation n’est rien de plus qu’une gesticulation, tout au plus une opération de communication. Une proclamation sur le mode de l’épopée héroïque. Une proclamation contrainte, pour bien montrer à l’opinion publique « que l’on agit ». Des frappes aériennes ne suffiront tout au plus qu’à endiguer la progression territoriale de Daech. Pour raser ce proto-Etat de la carte, il faudrait donc envoyer des troupes au sol dans un nouveau bourbier oriental. Aucune puissance occidentale n’est prête à le faire. Les résultats désastreux des opérations afghane et irakienne permettent d’écarter définitivement cette hypothèse. Sur place, aucune force ne peut prendre le relais. Soutenir les troupes d’Assad est difficile à accepter moralement. Les Kurdes contrôlent les terres où vivent leurs populations et n’ont guère d’intérêt à avancer plus loin. Enfin, la rébellion syrienne est un magma informe de djihadistes semblables à ceux de Daech et de forces dites laïques dont l’organisation réelle reste à démontrer.

Plus fondamentalement, c’est l’inanité de l’objectif  de destruction de Daech qu’il faut pointer du doigt. Vouloir détruire l’Etat islamique est une chimère. Non seulement parce que couper la tête de l’hydre du terrorisme en fera pousser des dizaines d’autres. Mais aussi, et surtout, parce que nous n’avons rien pour remplacer cette entité. L’Etat islamique est, malheureusement, la forme politique de l’émergence de l’« Arabistan sunnite » irako-syrien. C’est la seule instance de direction de la proto-nation arabe et sunnite qui est en train de se constituer à cheval sur deux Etats morts : la Syrie et l’Irak.

La cause des maux de cette région, c’est leur entrée accélérée dans la modernité. La modernité, c’est, entre autres, l’Etat-nation. Syrie et Irak n’ont jamais été et ne seront jamais des Etats-nations. Aucun support assez puissant n’a jamais existé pour faire vivre en concorde, au sein de mêmes entités politiques, les populations hétérogènes qui les peuplent. Saddam Hussein et Bachar Al-Assad étaient avant tout deux potentats militaires qui tenaient en laisse, grâce à l’armée, des peuples qui n’ont pas vocation à vivre ensemble. Les Syriens et les Irakiens ne forment pas des nations. Les religions, traditions, mémoires et langues de cet Orient compliqué différent trop. Les haines et ambitions des élites communautaires scellent les séparations.

Aussi détestable que soit la façon dont Daech traite sa population, c’est aujourd’hui l’unique entité  à détenir une légitimité solide à gouverner les sunnites se trouvant sur son territoire. Ici, la Terreur seule ne joue pas. L’EI, alliée à des tribus locales, apporte un cadre politique bien plus acceptable que celui offert par les ex-dictatures. Il se bat pour la religion de manière plus tangible que le royaume saoudien. En s’attaquant à tout ce qui l’entoure, il combat les dominations étrangères. Il apporte une certaine stabilité à l’édifice social par l’application impitoyable de la charia. L’institution du califat, réminiscence prestigieuse de l’âge d’or de la civilisation islamique, aura toujours une prétention bien plus forte à présider aux destins des sunnites de la région que les pseudos-coalitions de notables locaux, impuissants et inconnus, sponsorisées par les puissances occidentales. Dotée d’une organisation efficace et d’une idéologie aussi puissante que séduisante, son projet est clair et lisible. Qui connaît aujourd’hui  la Coalition nationale des forces de l’opposition et de la révolution ? Sur quel projet peut-elle coaliser les opposants à Bachar Al-Assad et à l’EI ? Quelle Syrie propose-t-elle pour l’après-guerre civile ? Ces questions sont sans réponse. Si Assad a survécu jusqu’ici, c’est grâce à l’aide irano-russe, mais c’est aussi parce qu’il continue à représenter le vieil espoir d’une Syrie laïque et à peu près occidentalisée, surtout aux yeux des minorités qu’il protège.

La seule doctrine crédible pour agir en faveur de la paix dans la région doit avoir pour horizon la partition de la Syrie et de l’Irak. Peut-on vraiment croire à une solution politique de fédéralisation ? Tant que des populations hétérogènes vivront au sein de mêmes entités politiques, elles ne seront pas maîtresses d’elles-mêmes, mais l’instrument de diverses manipulations étrangères. La première d’entre elles, c’est bien sûr la terrible guerre par procuration, politique et religieuse, que se livrent l’Iran et l’Arabie Saoudite à travers l’antagonisme chiites-sunnites. Si la jeunesse du Liban ne parvient pas à éliminer définitivement la division communautaire de son pays pour créer un véritable sentiment national, exclusif des appartenances religieuses, il pourrait lui aussi retomber dans une guerre interne qu’il l’a longtemps fait souffrir.

L’homme est ainsi fait qu’il ne souhaite vivre qu’avec ses semblables. Ce qui s’esquisse aujourd’hui dans cette région, c’est la constitution d’Etats-nations modernes sur le charnier des créations artificielles du siècle dernier. Ce processus multiséculaire, démarré en France et en Angleterre au milieu de Moyen-Age, se poursuit de nos jours. Dans la douleur.

*Photo : SIPA.00717651_000009.



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