L’universitaire britannique Jan Selby démonte la thèse défendue par l’élite politique et intellectuelle mondiale selon laquelle la guerre en Syrie s’explique par le réchauffement climatique. Si les sécheresses à répétition sont une réalité, les racines du conflit se trouvent bien dans le régime des Assad.
« La Syrie est un excellent exemple de l’impact du changement climatique sur des problèmes préexistants tels que l’instabilité politique, la pauvreté et la rareté des ressources », a déclaré début 2021 Jamal Saghir, professeur à l’Institut d’étude du développement international de l’université McGill et ancien directeur à la Banque mondiale. Pour Saghir, comme pour l’ancien président des États-Unis, Barack Obama, et des centaines de milliers de journalistes chercheurs et autres faiseurs d’opinion, la Syrie était un cas d’école de migrations dues au climat. Une grave sécheresse, aggravée par le réchauffement climatique, aurait poussé des centaines de milliers d’agriculteurs à abandonner leurs cultures et à se réfugier dans les villes, puis cet exode rural aurait déstabilisé la société syrienne et contribué à déclencher la guerre civile. C’est la thèse défendue dans le National Geographic du 2 mars 2015 [1]. Le célèbre magazine cite un rapport, paru dans les Actes de l’Académie nationale des sciences des États-Unis et démontrant, chiffres à l’appui, que les pénuries d’eau dans le Croissant fertile en Syrie, en Irak et en Turquie ont décimé le bétail, fait grimper le prix des denrées alimentaires et forcé 1,5 million de résidents ruraux à se réfugier dans les banlieues des villes syriennes déjà surpeuplées, au moment même où le pays faisait difficilement face à un afflux d’immigrants fuyant la guerre en Irak. Si les auteurs reconnaissent que de nombreux facteurs ont conduit au soulèvement de la Syrie, notamment la corruption et l’incurie des dirigeants, sans oublier la croissance démographique massive, une fable simpliste simple commence alors à se propager : la guerre catastrophique en Syrie est au moins en partie causée par le changement climatique d’origine humaine.
Une « avant-première »
Les dirigeants politiques occidentaux, les organisations internationales, les ONG environnementales et d’innombrables commentateurs universitaires, activistes et médiatiques ont tous défendu cette thèse. Tant au sein du courant « mainstream » qu’au sein de la pensée radicale verte et rouge-verte, le conflit syrien est considéré comme une « avant-première » de ce qui attend le monde alors que la planète se réchauffe. Jan Selby, spécialiste en géopolitique et climat à l’université de Sheffield, s’est attaqué à ce qui semblait être une évidence. Ses conclusions sont édifiantes – et terrifiantes. L’élite politique et intellectuelle mondiale a pris pour argent comptant une thèse bancale fondée sur des erreurs factuelles et analyses douteuses [2].
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Même si les phénomènes climatiques ne peuvent pas être entièrement écartés de la liste des causes de la catastrophe syrienne, le récit d’un « conflit climatique syrien » ne tient pas debout. Pire, il masque ce qui s’est réellement passé dans la Syrie rurale dans les années précédant le déclenchement de la guerre civile en 2011, à savoir une crise économique et politique. Surtout, cette histoire sert parfaitement les intérêts du régime, trop heureux de pouvoir détourner l’attention de sa responsabilité accablante. Autrement dit, la Syrie n’est pas un exemple de ce qui nous attend avec le réchauffement de la planète, mais plutôt de la manière dont le climat va devenir l’alibi des échecs et incuries des dirigeants politiques.
Une sécheresse record en 2007-2008
Indéniablement, une grande partie de la Syrie et de la Méditerranée orientale ont connu une sécheresse exceptionnellement grave dans les années qui ont précédé le début de la guerre civile en Syrie. L’année 2007-2008 a été la plus sèche jamais enregistrée dans le nord-est du pays, tout comme la période entre 2006 et 2009. Et cette sécheresse peut être imputée de manière très plausible au dérèglement climatique. Selon le récit consensuel, cette sécheresse longue et terrible aurait entraîné un effondrement de la production agricole, poussant 2 à 3 millions de personnes dans l’extrême pauvreté et déplaçant environ 1,5 million de personnes du nord-est vers Damas, Alep et la ville méridionale de Deraa, berceau de la rébellion. Sauf que sur ces points précis, les preuves sont faibles. L’affirmation selon laquelle 2 à 3 millions de personnes ont été plongées dans l’extrême pauvreté par la sécheresse de 2006-2009 provient de données du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) sur les niveaux de pauvreté antérieurs à la sécheresse. Quant aux 1,5 million de personnes déplacées, c’est encore pire : ce chiffre est issu d’un seul bulletin d’information humanitaire, très probablement sur la base d’une mauvaise interprétation. La source citée (une estimation des Nations unies) parle des « personnes touchées » et non pas des « personnes déplacées » par la sécheresse. Utilisant les chiffres fournis par le gouvernement syrien lui-même, l’ONU a conclu que 40 000 à 60 000 familles avaient été déplacées pendant la sécheresse. Or, celle-ci n’a pas été le seul déclencheur de la crise économique et des migrations avant 2011. Un décret présidentiel de 2008, qui a renforcé les restrictions sur les ventes de terres dans la province de Hassaké, à l’extrême nord-est du pays, a entraîné la perte de nombreux droits fonciers et joué un rôle décisif dans l’exode du nord-est vers les centres urbains de la Syrie. Enfin, pendant les années 2008-2009, la Syrie rurale a été frappée par une très forte augmentation des principaux coûts de production agricoles : les subventions aux carburants ont été réduites de moitié, entraînant une hausse de 342 % du prix du diesel, les subventions aux engrais ont été supprimées, entraînant une hausse des prix de 200 à 450 %. On peut imaginer les conséquences dramatiques de l’explosion du prix des carburants sur les agriculteurs qui en dépendent pour pomper l’eau et irriguer leurs cultures. Par ailleurs, un certain nombre de pays voisins ont connu, entre 2006 et 2009, une diminution de précipitations équivalente – ou, dans le cas de l’Irak, encore plus importante –, mais aucune crise migratoire comparable. Les migrations intérieures en Syrie semblent donc explicables par des causes spécifiques à la Syrie.
La corrélation entre la migration due à la sécheresse et le début de la guerre civile est encore plus hasardeuse. Selon les tenants de la thèse du « conflit climatique », les déplacements induits par la sécheresse ont provoqué un « choc démographique » dans les périphéries des centres urbains syriens, exacerbant les tensions socioéconomiques déjà existantes. Pourtant, les villes syriennes ont connu une croissance rapide tout au long de la décennie qui a précédé la guerre civile, et pas seulement pendant les années de sécheresse. D’après les calculs de Jan Selby et son équipe, la migration excédentaire en provenance du nord-est en 2008-2009 n’a représenté que 4 à 12 % de la croissance urbaine de la Syrie entre 2003 et 2010.
Rien ne prouve non plus que les migrants du Nord-Est aient été largement impliqués dans les manifestations du printemps 2011. À Deraa, où beaucoup se sont établis, aucune des revendications des manifestants ne concernait directement la sécheresse ou la migration [3].
Hassaké, principal grenier de la Syrie
Après avoir réfuté méthodiquement le conte de fées de la « première guerre du climat », Selby et ses collègues proposent une explication alternative. Pour eux, les événements intervenus dans le nord-est de la Syrie avant la guerre civile s’expliquent par une crise agraire structurelle profonde qui remonte au moins à 2000. Dans le province de Hassaké, la production des deux principales cultures stratégiques désignées par le gouvernement, le blé et le coton, était en déclin depuis le début du siècle. Les terres et les habitations ont été abandonnées bien avant la sécheresse et au cours de cette période, Hassaké s’est vidée de ses habitants à un rythme plus élevé que toute autre province syrienne. Et les raisons de cette saignée démographique sont à chercher dans la politique syrienne de développement.
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À partir des années 1970, le régime baasiste syrien a poursuivi un programme de développement agraire favorisant l’expansion rapide du secteur agricole du pays, y consacrant une partie de l’aide soviétique et des revenus pétroliers. Ce programme impliquait, entre autres, d’importants investissements dans les infrastructures d’approvisionnement en eau ainsi que le financement du forage de puits privés. Cette politique a été complétée par le contrôle des prix des cultures stratégiques – bien supérieurs à ceux du marché international –, l’effacement annuel des pertes des fermes d’État et d’importantes subventions pour alléger le coût de la production agricole.
La production de cultures stratégiques a donc artificiellement augmenté et la Syrie est passée du statut d’importateur à celui d’exportateur net, notamment pour le blé. Or, le modèle reposait sur la surexploitation des ressources en eau, notamment des nappes phréatiques, un problème devenu critique au début des années 2000. En prime, l’agriculture syrienne est devenue dépendante du diesel bon marché.
Avec l’arrivée au pouvoir de Bachar el-Assad en 2000, la Syrie a décidé de libéraliser son économie : privatisation des fermes d’État et du commerce, allègement du contrôle des prix. La réduction des subventions a été le coup de grâce. La production de cultures stratégiques a chuté, entraînant une migration massive des campagnes vers les villes, indépendamment de la sécheresse.
Ces changements ont considérablement affecté Hassaké, principal grenier de la Syrie. Aucune autre région du pays n’était aussi dépendante des eaux souterraines pour l’irrigation, donc des prix du carburant. En outre, c’est dans le nord-est de la Syrie que la pauvreté était la plus grande. Hassaké paie aussi le choix de l’État syrien d’en faire une région de monoculture du blé. Ces mesures, écrit Selby, s’expliquent notamment par la volonté du régime d’arabiser cette région frontalière au détriment de la population kurde. Pendant l’apogée du développement agraire baasiste, la population et le secteur agricole de Hassaké se sont développés comme nulle part ailleurs. Avec l’effondrement de ce modèle, la crise rurale et l’exode rural ont renversé la tendance.
Une mystification qui arrange le régime
Face à cette masse d’informations facilement accessibles et connues des nombreux spécialistes de la région, Jan Selby s’interroge : comment autant de commentateurs, décideurs et faiseurs d’opinion occidentaux ont-ils fini par adopter le récit simpliste – et faux – liant directement changement climatique, migration et guerre civile en Syrie ? La réponse de Selby est que le régime de Bachar el-Assad a joué un rôle fondamental dans cette mystification. Ainsi le gouvernement emmenait-il régulièrement des diplomates dans le nord-est du pays pour leur démontrer que tout venait du réchauffement climatique. Ce récit providentiel (pour Damas) a été confirmé par des rapports officiels de l’ONU qui se gardaient de toute critique de la politique syrienne. Les médias internationaux, friands de catastrophes climatiques et peu habitués à critiquer les vérités onusiennes ont fait le reste.
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Cette intox a culminé en 2015, à l’occasion de la COP21 réunie à Paris, où elle a été reprise en chœur par de nombreux politiques et commentateurs pour illustrer l’urgence absolue d’une action internationale pour limiter les émissions de gaz à effet de serre.
Les failles et les biais de ce récit particulier de la crise climatique ne signifient nullement que le changement climatique n’existe pas, rappelle Selby qui n’est pas un « climato-sceptique ». Cependant, selon lui, ce changement climatique n’est pas uniquement une réalité scientifique, mais aussi un objet politique sujet à débats. Le dérèglement climatique est déjà régulièrement invoqué à des fins douteuses au Proche-Orient et en Afrique du Nord pour expliquer les catastrophes écologiques, dont les causes primaires sont l’expansion d’une agriculture non durable, et pour justifier les investissements (étrangers…) dans des projets souvent inutiles car traitant des symptômes, tandis que les vraies causes, comme la corruption ou l’incurie des pouvoirs, sont passées sous silence.
En somme, le changement climatique a bon dos. Comme le dit Selby, il est souvent le prétexte d’une démonstration performative de citoyenneté mondiale et de supériorité morale.
[1] Craig Welch, « Climate Change Helped Spark Syrian War, Study Says », National Geographic, 2 mars 2015.
[2] Jan Selby, « On Blaming Climate Change for the Syrian Civil War », Middle East Research, 296 (Fall, 2020).
[3] Jan Selby cite Marwa Daoudy, The Origins of the Syrian Conflict: Climate Change and Human Security, Cambridge University Press, 2020.
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