Bachar Al-Assad est en passe de gagner la guerre civile en Syrie. Et le pire, c’est que ça arrange tout le monde – plus précisément ce qu’on appelle la « communauté internationale ». Il y a seulement quelques mois, l’usage d’armes chimiques déclenchait une salve (justifiée) de proclamations indignées, assorties de la promesse de frappes occidentales imminentes. Aujourd’hui, dans les chancelleries, on est convaincu que le régime tiendra. Et beaucoup, à l’image de l’ancien directeur de la CIA Michael Hayden, soutiennent ouvertement que la victoire d’Assad est non seulement le scénario le plus probable, mais aussi le plus souhaitable, toutes les autres options – victoire des rebelles ou plongée dans l’anarchie – s’apparentant à des cauchemars pour la Syrie et l’ensemble de la région. Ce double revirement, du diagnostic autant que du remède suggéré, invite tous ceux qui, comme votre serviteur, estimaient la chute du clan Assad quasi inéluctable, à revisiter leurs analyses passées.[access capability= »lire_inedits »] Reconnaissons tout d’abord une erreur majeure d’appréciation : nous avions largement sous-estimé la capacité de l’armée et des forces de sécurité syriennes à tenir le choc.
Certes, l’aide étrangère – principale- ment celle de l’Iran et du Hezbollah – et le recours massif aux milices populaires d’autodéfense ont joué un rôle crucial dans la reconquête des zones rebelles, comme nous le confirme Fabrice Balanche dans les pages précédentes. Mais force est de constater que, malgré des dizaines de milliers de défections et d’importantes pertes humaines, l’institution militaire ne s’est pas écroulée. À la différence de ce qui s’était passé en Tunisie et en Égypte, le haut commandement n’a pas lâché le chef de l’État, preuve que le régime a su lier son propre destin à celui de l’armée. Sur le terrain, la surprenante rési- lience des forces loyalistes syriennes depuis le printemps 2013 a permis au régime de reprendre l’initiative, d’in- verser la dynamique de la guerre et de marquer des points. Plus significatif encore, le régime arrive à « pacifier » durablement les territoires conquis, lesquels ne reprennent pas les armes lorsque le gros de la troupe se déplace vers un autre objectif. Certes, on ne peut pas exclure que la machine contre-insurrectionnelle s’enraye.
Reste que le pouvoir syrien a d’ores et déjà desserré l’étau de la rébellion sur Damas et les voies de communication essentielles à sa survie. Sur le front politique, l’attitude des populations a ouvert un boulevard au régime. Contrairement aux Occidentaux qui, dans une guerre contre-insurrectionnelle, cherchent d’abord à « gagner les cœurs », les Syriens, comme les Algériens des années 1990, tablent sur la lassitude et la résignation plutôt que sur la reconnaissance et l’adhésion – en somme, ils espèrent vaincre à l’usure, non pas grâce à ce qu’ils offrent, mais grâce aux privations qu’ils infligent. Au fond, comme dans un siège, l’objectif est de pourrir autant que possible la vie des civils. Ainsi, la fatigue, la faim, le manque de médicaments, les maladies, les désillusions, l’exil et les exactions de certains rebelles islamistes ont convaincu nombre de Syriens qu’Assad était peut-être un moindre mal. Il faut bien l’admettre, la politique du pire menée par Assad a réussi, plaçant la population devant un terrible dilemme : la dictature ou le chaos.
Seconde erreur : nous avons surestimé la puissance des forces anti-Assad. Car si l’armée, sonnée, n’a pas cédé, c’est aussi parce que ses adversaires, divisés, mal organisés et dépourvus de direction et de stratégie communes, n’ont pas su profiter de la situation pour l’emporter. Pourtant, la division et la radicalisation des rebelles n’étaient sans doute pas inéluctables. Il y deux ans et demi, lorsque la contestation pacifique s’est transformée en guerre civile sous les coups de la répression, l’unification de l’opposition et sa volonté d’apparaître comme un interlocuteur crédible laissaient entrevoir de tout autres perspectives. Il faut cependant noter que ceux qui se désolent aujourd’hui de l’échec des rebelles sont les premiers à y avoir contribué. Après la désastreuse expérience libyenne, les Américains et les Européens avaient, certes, de bonnes raisons de réfléchir à deux fois avant d’aider l’opposition syrienne. Il n’empêche, leur hésitation à fournir des armes (notamment des munitions antichar et des armes légères) a sans doute encouragé la création de groupes armés incontrôlés, dont l’existence a ensuite été invoquée pour justifier l’inaction occidentale. Ainsi, la prophétie de l’échec de la rébellion syrienne s’est-elle autoréalisée.
Reste à se demander si la désillusion d’aujourd’hui n’est pas aussi absurde que l’euphorie d’hier, quand on croyait que des manifestations feraient tomber la dictature. En supposant qu’elle ait encore une chance de se produire, est-il si sûr que la victoire de la rébellion serait catastrophique ? L’expérience des Américains en Afghanistan fait plutôt penser le contraire. À Washington, on explique volontiers que les insurgés afghans en général et les talibans en particulier ne forment pas une entité monolithique, qu’ils ne sont pas tous adeptes du jihad international et qu’on peut prendre langue avec les plus pragmatiques et patriotes d’entre eux. Pourquoi ne pas appliquer le même raisonnement à la rébellion syrienne ? Pourquoi assimiler tous les rebelles, même islamistes, à d’irrécupérables jihadistes en reprenant, qui plus est, les mots mêmes du régime syrien ? Ce deux poids-deux mesures démontre, si besoin était, que la diplomatie sait parler le langage de ses intérêts.
Savons-nous vraiment, enfin, ce que signifierait la victoire d’Assad ? Imaginons une « Syrie année zéro » où les armes se seraient tues et les réfugiés rentrés d’exil. Indépendamment de la reconstruction matérielle, comment les Syriens parviendraient-ils à reconstituer l’État et la nation mis à mal par des années de guerre civile ? Les millions de gens qui ont des comptes à régler avec leurs voisins trouveraient-ils la force d’oublier, sinon de pardonner ? Autour de quelle histoire partagée pourraient-ils reconstruire leur Cité ? Aussi résignés et épuisés soient-ils, accepteraient-ils le retour du joug baasiste avec son arbitraire et ses exactions, renonçant ainsi au peu qu’ils ont arraché à ce régime : leur dignité ? Si ce scénario se produit, on verra si Bachar Al-Assad peut faire mentir Talleyrand en montrant qu’on peut aussi s’asseoir sur les baïonnettes dont on a fait si habile et si terrible usage.[/access]
*Photo : Uncredited/AP/SIPA. AP21522596_000006.
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