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Syrie: armes chimiques et chimères stratégiques


Syrie: armes chimiques et chimères stratégiques
Donald Trump et Vladimir Poutine. Sipa. Numéro de reportage : AP22038923_000044 et AP22039589_000064.
Donald trump poutine
Donald Trump et Vladimir Poutine. Sipa. Numéro de reportage : AP22038923_000044 et AP22039589_000064.

Le dernier épisode de la guerre de Syrie, déclenché par le bombardement par l’armée syrienne à Khan Sheikhoun ayant provoqué la mort de dizaines de civiles victimes de gaz de combat, et suivi par une frappe américaine contre la base aérienne d’où étaient partis les avions de l’armée syrienne, est un concentré de cette crise. Intérêts géostratégiques de premier plan, acteurs locaux, régionaux et superpuissances créent un cocktail explosif et trouble que l’hypermédiatisation, les réseaux sociaux et les « vérités alternatives » ne font qu’aggraver. Il n’est donc pas inutile de dégager quelques éléments pouvant servir de base factuelle raisonnable sur l’interminable crise syrienne.

Syrie, Iran et Russie ne mentent-ils jamais?

Commençons par la question des faits. C’est une évidence qu’il faut rappeler : nous n’avons pas d’accès direct à la vérité et sommes donc obligés de passer par des filtres « naturels » (du fait que deux témoins de la même scène ne racontent pas forcément la même histoire) mais aussi par des préjugés et des filtres militants ou idéologiques, voire de la propagande. Churchill a déjà dit qu’en temps de guerre, la vérité est si précieuse qu’elle devrait être protégée par un rempart de mensonges (« a body-guard of lies »). Sauf que pour des acteurs comme des Etats, des hommes politiques et des entreprises, la guerre réelle ou métaphorique est permanente, ce qui rend leur parole toujours suspecte. Ces acteurs ont des objectifs légitimes (gagner de l’argent, accéder au pouvoir ou l’exercer) mais qui font de la vérité un outil et non une fin en soi. Pour aller vite, ceux qui veulent nous vendre quelque chose, gagner des élections ou défendre nos intérêts nationaux disent la vérité uniquement si cela leur est utile.

Cependant, nous disposons d’éléments permettant de donner plus ou moins de crédibilité à certains acteurs. Prenons l’exemple des Etats-Unis. Il est aujourd’hui établi qu’en 2002-2003, Washington a menti pour justifier la guerre en Irak. Cela justifie amplement la méfiance mais est-ce que cela signifie que les Américains mentent toujours et sur tout ? En revanche, en ce qui concerne la crédibilité américaine, il faut prendre en compte la multiplicité des voix et le débat public. Si on sait aujourd’hui que les Etats-Unis ont menti, c’est surtout grâce aux Américains – journalistes, hommes politiques et universitaires – qui ont pu en faire la démonstration. Qui plus est, en 2002-2003 les services de renseignements, tout comme les médias, les politiques et les opinions publiques de la France, de l’Allemagne et d’autre pays occidentaux n’ont pas partagé l’analyse américaine et n’en ont pas fait mystère.

Peut-on en dire autant des Russes, des Syriens ou des Iraniens ? Ils ont tous menti par le passé mais contrairement au traitement réservé dans le débat public aux Américains et plus généralement aux Occidentaux, on en fait rarement mention. Quand un officiel américain parle, on rigole en se rappelant l’échantillon d’uranium brandi par Colin Powell devant le Conseil de sécurité des Nation-Unies. Quand Assad nie des bombardements par barils d’explosifs sur des zones urbaines (un milieu exigeant l’utilisation d’armes de très grande précision) par son armée, cela ne semble pas le discréditer aussi catégoriquement. On lui accorde même un certain crédit quand il nie l’emploi d’armes chimiques. Rappelons que les rares voix discordantes en Syrie ne sont pas considérées de la même façon que les voix discordantes aux Etats-Unis. L’opposition syrienne est biaisée car militante et financée par les monarchies sunnites.  Très bien. Et Assad ? Ainsi, par un tour de passe-passe, la méfiance justifiée, légitime et nécessaire vis-à-vis de la parole américaine se transforme en crédit injustement donné à la parole russe et syrienne.

Où sont les médias russes qui contestent la version russe sur la Ghouta ou Khan Sheikhoun, comme l’ont fait les médias américains sur l’Irak ? Où sont les députés syriens ou russes qui, à l’instar de M. Mariani, porte une parole libre et contradictoire face à la voix officielle de la France ? Quand pour la dernière fois, la Syrie ou la Russie ont-elles reconnu une erreur ou une bavure de leur part ? Quand se sont-elles, comme l’ont fait les Etats-Unis à multiples reprises, excusées pour une bavure ? N’est-ce pas étrange que, contrairement aux autres puissances, les Russes, les Syriens et les Iraniens ne commettent jamais d’erreurs, disent toujours la vérité et parlent d’une seule et unique voix rarement perturbée par une vision ou une opinion contradictoire venant de l’intérieur ? N’est pas important de signaler que les services français qui n’étaient pas d’accord avec les Américains sur la situation en Irak en 2002-2003 partagent aujourd’hui leurs analyses sur la question des armes chimiques en Syrie ?

Assad or not Assad…

Ainsi, il est essentiel pour pouvoir parler de la Syrie de s’armer de prudence et d’esprit critique face à tous les belligérants, a fortiori face aux acteurs dont le système politique empêche un débat contradictoire interne. Quant à l’analyse globale de la situation, deux visions stratégiques se dégagent. Pour la Russie – et jusqu’il y a quelques jours pour Trump aussi – la seule force capable de tenir la Syrie est le régime d’Assad. Dans cette logique, pour éliminer Daech ainsi que les autres mouvements se réclamant de l’islamisme radical, il faut commencer par renforcer Assad. Le plan militaire devient simple : utiliser la force en priorité pour dégager le régime et rétablir son autorité. Ce n’est qu’ensuite, une fois le régime fermement rétabli, qu’il faudra se tourner contre les islamistes. Selon cette logique implacable, dans la phase actuelle, l’objectif stratégique est toujours d’aider le régime et donc entre une mission contre Daech et une mission contre des rebelles modérés et laïques qui menacent l’Etat syrien, on frappera brutalement et sans hésiter les seconds. Cette logique froide est possible quand l’opposition et les médias ne publient ni photos de bébés gazés ni reportages sur le sort des prisonniers, la torture et les exécutions sommaires. Quand on est carnivore, il ne faut pas visiter d’abattoirs.

En face, la position est fondée sur une autre logique : puisqu’Assad est responsable de la crise ouverte en 2011 (il a succédé à son père en 2000 qui avait le pouvoir depuis 1970), bien avant l’ingérence de puissances et groupes étrangers,  il ne peut faire partie de la solution. Car rien ne permet de penser qu’une fois victorieux, Assad ne se mettra pas aussitôt à préparer la prochaine déflagration. La solution consiste donc à faire suffisamment évoluer la Syrie – pas forcement pour devenir une démocratie libérale – en poussant le régime à s’adapter à la nouvelle société syrienne et ainsi mettre fin à la crise actuelle et empêcher autant que faire se peut la prochaine. Cette logique séduisante a deux faiblesses : le jour d’après reste flou et incertain et l’évolution ne se réalise pas toute seule. Pour le jour d’après, il faut un partenaire crédible. Or, dès 2013 il est apparu que, grâce au travail méthodique des Assad, la société syrienne n’était pas capable d’en proposer un. Il aurait donc fallu être capable de tenir un discours ferme et constant (selon lequel Assad est le problème et non la solution). Encore fallait-il faire suivre ces paroles par des actions déterminées, risquées, coûteuses et potentiellement très impopulaires dans un pays avec une presse libre, une opinion publique et une opposition politique actives.

Nous autres Tartuffe

Autrement dit, nous aurions dû faire tout, absolument tout (au même niveau d’engagement militaire, politique et économique que les Syriens, les Russes et les Iraniens) pour éliminer Assad et son Etat et faire émerger une alternative à la hauteur des enjeux. Or, tant pour la France de Sarkozy et de Hollande qu’aux yeux des Etats-Unis d’Obama, il n’en a jamais été question. Les deux pays n’ont jamais eu l’intention d’engager la volonté et les moyens nécessaires pour appliquer leur logique… Même la frappe américaine de la semaine dernière, si elle ne s’inscrit pas dans une nouvelle stratégie globale faisant de la Syrie la priorité absolue des Etats-Unis, n’y change rien.

Cependant, la France et les Etats-Unis étant des démocraties avec des opinions publiques facilement manipulables par les émotions et le discours droit-de-l’hommiste, il n’a jamais été possible de l’avouer clairement. Voilà comment la stratégie russe est restée la seule et unique option possible. L’intelligence aurait dicté de faire payer aux Russes, aux Iraniens et aux Syriens le prix le plus élevé possible en échange de notre consentement à l’inévitable. Inutile de dire que collectivement, nous n’avons pas fait ce choix.



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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