Hier matin, réveil en fanfare : j’ai eu le trop rare plaisir de voir le placide et policé Christophe Barbier péter un plomb en direct sur LCI ! Sa coutumière onctuosité avait laissé la place à une nervosité mal maîtrisée. Clark Kent s’était soudain métamorphosé en Superman imprécateur : « Violence ! », « Destruction de biens ! », « Commando ! », « Nihilistes ! » et même, au diable l’avarice, « Prise d’otage ! ».
Quels actes criminels gravissimes vitupérait ainsi l’homme à l’écharpe rouge ? Les faits d’armes de Jean-Marc Rouillan, le cover boy de L’Express ? Que nenni ! Les exactions du Hezbollah ou le refus du Hamas de libérer Guilad Shalit ? N’y pensez même pas ! Il ne s’agissait pas non plus des forfaits supposés de Franz-Olivier Giesbert, un des rares sujets qui, hebdomadairement, fasse perdre son sang-froid à Christophe Barbier. Non l’inique objet de son ressentiment, c’était le syndicat CGT des NMMP, qui appelait à la grève générale ce jeudi et dont quelques adhérents avaient, la veille, réagi sans prendre trop de gants à l’annonce prochaine de leurs licenciements. En plus des rituelles échauffourées avec les képis, figurez-vous que ces voyous ont osé, Barbier dixit, briser une vitrine ! Une vitrine ! On a échappé de peu à l’accusation de terrorisme…
A peine m’étais-je remis de mes émotions, rebelote. Je ne sais pas ce qu’ils mettent dans le café des invités, à LCI, mais vers midi, je voyais à nouveau un chat angora lymphatique se transformer sous mes yeux en tigre mangeur d’hommes. Cette fois, c’était au sympathique Laurent Joffrin – un des directeurs les plus affables et ouverts d’esprit qu’ait connu la presse parisienne ces dernières décennies – de piquer sa crise de nerfs à l’antenne. Je ne vous rapporterai pas ses mots, c’étaient grosso modo les mêmes que ceux de son confrère de L’Express. D’ailleurs, il abordait lui aussi le même sujet : l’abominable homme du Livre. Les exagérations de Barbier, passe encore, mais Joffrin reconverti en Hersant de choc, c’est quand même épatant. Lui qui en temps ordinaire n’a pas de mots assez durs pour agonir les patrons-voyous, ne le voilà-t-il pas en train de reproduire les mots et la rage des maîtres des forges, d’assimiler délibérément des salariés en colère à des délinquants ordinaires – quoique quand il s’agit de véritables truands, Libé est beaucoup plus bienveillant, cf. la mesrinomania de cette dernière semaine.
Les anglo-saxons ont une expression plaisante pour qualifier ce genre d’attitude : NIMBY, Not in my back yard (pas dans mon jardin). Elle caractérise les gens qui sont très contents de pouvoir bénéficier d’un TGV, d’une autoroute, d’un aéroport près de chez eux, mais qui veillent à ce que les travaux, donc les nuisances, aient lieu le plus loin possible de leur pré carré. Et bien Libé, c’est pareil ! Pendant tout ce printemps, le quotidien de Joffrin et Pourquery (à moins que ce soit devenu l’inverse) nous a gavé d’hommages enfiévrés à mai 68, ses cocktails Molotov, ses barricades, sa France paralysée par une formidable grève générale d’un mois… Dis-moi, Laurent, tout ça c’était pour rire ? Les ouvriers en colère, en vrai, tu les aimes seulement figés en noir et blanc dans les photos d’époque de Raymond Depardon ? Et le droit de grève, tu es toujours pour, mais seulement en Chine. Ou bien en France aussi, à la seule condition qu’il ne gêne pas la parution de ton journal ? Faut-il, pour mettre fin à ce scandale, faire un avenant à la Constitution ?
Bon, c’est vrai, je suis un peu de parti pris dans cette affaire. J’aime bien les ouvriers, et plus spécialement ceux du Livre. Toujours grandes gueules, parfois gros bras et généralement aussi lestes du cerveau que du gosier, ils sont, eux aussi, ce vieux monde que je ne veux pas voir disparaître. C’est parce qu’il reste encore des correcteurs, des monteurs et quelques autres dinosaures du Livre au siège des rédactions que celles-ci ne ressemblent pas totalement à des antennes régionales de la BNP ou à des start up de buzz corporate.
Je ne connais pas les détails du dossier des NMPP. Il paraît qu’il faut moderniser le système de distribution de la presse, que le statu quo c’est la mort annoncée de l’entreprise, et toutes autres choses qu’on raconte toujours avant de jeter les gens à la rue. Il paraît qu’il n’y aura que des départs volontaires, qu’on a garanti aux futurs licenciés des reclassements au cas par cas, une aide personnalisée à la recherche d’emploi, de confortables indemnités, et toutes autres choses qu’on promet toujours quelques années avant de baisser définitivement le rideau de fer pour tout le monde et de requalifier les usines en friches industrielles, puis en loft pour jeunes créateurs.
Je ne connais pas bien le dossier, et si ça se trouve, les chiens fous des NMPP sont vraiment des « jusqu’au-boutistes », comme l’on dit aussi MM Barbier et Joffrin au beau milieu de leurs logorrhées d’épithètes relevant du Code pénal ; et comme semble aussi le penser la majorité de la CGT du Livre, qui ne s’est pas gênée pour critiquer leur refus de négocier. Mais je connais d’autres dossiers où les victimes de plans « sociaux » n’ont pas eu raison d’être raisonnables. Aux temps anciens de l’accumulation primitive du Capital et des barricades (les vraies, celles de mai-juin 48), Gustave Flaubert, avait déjà cadré en peu de mots (n’est pas Attali qui veut) les données du problème : « Je ne comprends rien à la politique, sauf l’émeute. » Eh bien, comme le disaient les Poppys depuis, rien n’a changé, et ce qui est vrai en politique l’est encore plus pour le social : quand faut y aller, faut y aller ! De la même manière que je n’irai pas réclamer quinze ans ferme contre le boulanger qui a été cambriolé trente fois et finit par craquer et sortir son fusil de chasse, je n’ai que compréhension pour ces « commandos », coupables de « destructions de biens » ces « nihilistes » qui pratiquent la « prise d’otage ». Et je n’ai qu’incompréhension – empathique – pour les licenciés , les dégraissés, les délocalisés, les modernisés et autres plansocialisés qui font-confiance-à-la-négociation. En fait, je n’imagine pas qu’on puisse rester non-violent quand un puceau sorti mal classé il y a six mois d’une école de commerce de troisième ordre décrète au bout d’un audit bâclé qu’on doit vous condamner au chômage à vie pour restaurer la compétitivité de l’entreprise. Je ne comprends pas que les employés modèles de la CAMIF ne mettent pas la bonne ville de Niort à feu et à sang. Je ne comprends pas que les ouvriers klennexisés de LU n’aient pas contraint sous la menace Frank Riboud à bouffer dix kilos de petits beurres. Une bonne amie qui était retournée enquêter dans les ex-cités ouvrières du bocage normand quelques années après que les fermetures d’usine les ont transformées en cités fantômes m’a raconté dans le détail ce qu’elle avait vu sur place. Voilà le genre de propos qu’elle à souvent entendu dans la bouche des ouvrières licenciées par Moulinex : « En 2001 au lieu d’écouter sagement le ministre venu promettre aux syndicats un bon plan social, on aurait dû lui couper une phalange. On aurait sûrement gardé nos emplois au lieu de nos yeux pour pleurer… » Non, je ne sais pas si les gars des NMPP ont raison, mais je suis certain que les rmistes de feu Moulinex sont dans le vrai.
Je ne connais pas bien le dossier, mais il faudra bien qu’on m’explique pourquoi, si le plan social des NMPP est si idyllique que le prétendent Barbier et Joffrin, ses heureux bénéficiaires ne réagissent pas en hurlant de joie comme les gagnants à six numéros du Loto.
Travailleuses, travailleurs : si par malheur on vient un de ces jours vous proposer un bon plan social, ayez en mémoire les paroles de Serge Gainsbourg quand il racontait sa première – et dernière, car désagréable et douloureuse – expérience homosexuelle : « Le dernier truc qu’il m’a dit dans l’escalier de l’hôtel, c’est qu’il me jurait de pas essayer de m’enculer… »
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