La philosophe Sylviane Agacinski a été accueillie à l’Académie française. Elle prend place au fauteuil 19, autrefois occupé par Jean-Loup Dabadie. Femme classée à gauche, elle s’est distinguée de sa famille politique en s’opposant à la GPA: « Les femmes doivent s’interroger sur le fait de provoquer de manière artificielle la naissance d’un enfant a priori privé de géniteur », déclarait-elle en 2013. S’opposera-t-elle aussi efficacement aux déconstructeurs de la langue française? Est-il encore temps?
—Tu n’as jamais désiré être déesse, ou presque déesse ? /—Certes non. Pourquoi faire ? / Pour être honorée et révérée de tous. /Je le suis comme simple femme, c’est plus méritoire / Pour être d’une chair plus légère, pour marcher sur les airs, sur les eaux… Pour comprendre les raisons des choses, des autres mondes. —Les voisins ne m’ont jamais intéressée. —Alors, pour être immortelle ! —Immortelle, à quoi bon ?
On aura reconnu l’échange célèbre de Jupiter et d’Alcmène dans Amphitryon 38 de Giraudoux. Et on comprend pourquoi il est tentant de citer ces répliques pour saluer la nouvelle immortelle qui a fait son entrée, jeudi 14 mars, à l’Académie Française. Passionnée de théâtre, agrégée de philosophie, Sylviane Agacinski connaît un peu les raisons des choses. Femme de Lionel Jospin, elle est indifférente au main stream. Écrivain, on a vu qu’elle n’avait pas un corps émietté ni déconstruit. Et c’est tout cela qu’a compris Marc Lambron qui l’a accueillie avec affabilité au sein de l’illustre compagnie des dieux et des déesses du quai Conti.
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On connaît Madame Agacinski, son « nouveau féminisme », ses nombreux ouvrages sur l’altérité sexuelle. On connaît ses prises de position sur la PMA et la GPA, contre la réification de l’être humain. On se souvient qu’elle a été empêchée de parler à Sciences Po, à Bordeaux, en 2019. Nous ne reviendrons pas sur ses nombreux livres connus de tous. Ce qu’on ne sait pas toujours, c’est qu’elle a pris position dans la presse contre le voile islamique et qu’elle est l’auteur de Face à une guerre sainte qui a reçu le prix des députés.
Pour les nouvelles censeuses, l’auteur du Tiers-Corps est donc réactionnaire, transphobe, homophobe, islamophobe. Pour les gens de bon sens, elle est une femme « subtile, libre et courageuse », une intellectuelle d’une grande clarté d’esprit, une femme de caractère. Son discours1 fut plein de naturel : après avoir rappelé le lourd héritage de ses prédécesseurs sur le fauteuil qu’elle occupait— Boileau, Chateaubriand, René Clair— elle fut professorale sans pontifier, avec un joli mouvement de la main droite ; elle se corrigea plusieurs fois avec naturel (elle était émue !), et mena à bien un éloge, pas si facile que ça ! sur cet être charmant que fut Jean-Loup Dabadie, amoureux de l’île de Ré, qui connaissait si bien les heures des marées, dont le talent fut « d’écrire de la chanson populaire élégante… qui allait droit au coeur ». De Ma préférence à moi n’était-il pas l’auteur ?…
Celui qui la reçut à l’Académie, Marc Lambron, l’avait connue étudiante dans les années 75. Et d’évoquer la silhouette « assez liane » aux cheveux longs et aux grandes bottes, des séminaires de Derrida, formée aux meilleurs maîtres, qui, après avoir songé à une carrière de théâtre, s’orienta vers la philosophie, cette matière, dit l’intéressée, qui attirait les lycéennes « parce qu’elles aimaient ne rien comprendre » et à laquelle elle se consacra avec une passion éclectique et rigoureuse. Tout cela est bien beau, dira-t-on. Ces discours sont plaisir de princes. Mais à quoi bon ?
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Immortelle, en effet, à quoi bon ? pensent beaucoup. Notre langue déconstruite est prise entre les tweets, les écrans, le rap et le globish, le prêt à infuser du wokisme. Elle n’en peut mais. Il faudrait porter l’estocade à ceux qui la détruisent. À tout ce qui la mine. Mais le temps passe et le niveau dans les écoles est au plus bas. La francophonie se meurt. Alors, oui, à quoi bon une nouvelle immortelle ? Un discours de plus ? Le combat est désormais perdu ? À ceux qui disent que la nouvelle immortelle est « de gauche, forcément de gauche », on répond que la nouvelle immortelle porte une épée et non un réticule ou un éventail, qu’elle a dédié son discours d’entrée à Hélène Carrère d’Encausse, qu’elle a fait mémoire de Madame de Romilly et que les esprits libres, ceux qui y voient clair, existent encore, à gauche ou à droite.
« À l’inattendu, les dieux livrent passage ». C’est ce dernier vers, tiré des Bacchantes d’Euripide, que la nouvelle académicienne a choisi de graver sur son épée. Si le personnage collectif qui parle, le coryphée, n’exclut pas, dans nos destins, le risque de l’échec et de l’inachèvement, est-ce folie pour nous d’espérer que la nouvelle immortelle fera advenir « l’inattendu » dans le beau combat qu’elle mènera —peut-être, sans doute ?— pour notre langue et les humanités ? Et qu’elle se conduira en mousquetaire de charme qui sait tirer l’épée ?
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