Le seul grand remplacement, c’est celui de l’arbre par l’homme


Le seul grand remplacement, c’est celui de l’arbre par l’homme

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Voyageur et écrivain, Sylvain Tesson est lauréat du prix Médicis 2011 pour Dans les forêts de Sibérie (Gallimard), le récit autobiographique de six mois passés dans une cabane au bord du lac Baïkal.

Propos recueillis par Patrick Mandon et Gil Mihaely.

Causeur. Dans la culture occidentale, la forêt est un ailleurs, un lieu de rupture, la frontière de la civilisation. Votre livre Dans les forêts de Sibérie relate votre séjour dans une cabane au bord du lac Baïkal. Avec quoi vouliez-vous rompre ?

Sylvain Tesson. Même si j’emportais des caisses de nourriture, quelques ustensiles et des livres, la forêt, c’est un repli vers le sauvage, l’archaïque. En dehors du crucifix, l’instrument principal du chrétien, notamment du moine, aux xiie et xiiie siècles, était la hache ! C’était le moment du grand déboisement. Les dieux sylvestres se retiraient, les terres sauvages se raréfiaient. Les grandes abbayes faisaient reculer la forêt pour conquérir des terres pour l’agriculture. Au-delà d’évidentes raisons économiques, une autre dimension était en jeu : symboliquement, la forêt est le couvercle qui contient ce qui n’est pas civilisé, ce qui échappe au culturel – le païen, l’inconnu, le danger. Dans les contes, la forêt est repaire de sorcières. Lorsqu’on pénètre sous la voûte des arbres, on est enfermé sous un toit qui annule l’horizon et sa sécurité. On devient plus aisément claustrophobe dans la taïga que dans une grande chênaie ou une hêtraie de l’Europe occidentale. L’obscurité produit un enténèbrement psychique.

Qu’est-ce que la vie dans la forêt change au plus profond à nos façons d’être et de sentir ? Est-ce qu’on a peur ?

Le son est atténué, la vision lointaine est barrée par le caractère touffu de la forêt, et, surtout, on échappe à ses habitudes d’urbain, de civilisé, ou même à la règle paysanne. Dans la forêt, on renoue avec une forme d’animalité. Si nous descendons du singe, nous venons donc des grands bois. Et, dans ces espaces des origines, on se tient toujours aux aguets. Dans les espaces ouverts comme la steppe, ou la plaine, on voit arriver le danger, pas dans une forêt. Sous François Ier, la forêt de Bondy était l’antre des brigands. Comme la Seine-Saint-Denis aujourd’hui, il valait mieux l’éviter à la Saint-Sylvestre ! L’ennemi vous attend toujours « au coin du bois ».[access capability= »lire_inedits »]

Avant d’être un territoire à conquérir, la forêt était, pour les bénédictins, un lieu de retrait, l’équivalent du désert égyptien pour les Pères du désert.

Oui, et on trouve aussi l’équivalent dans la tradition orthodoxe russe : saint Séraphin de Sarov (xviiie-xixe) a passé des années dans une petite cabane forestière. Tout comme la grotte du Wadi el Natrun[1. Wadi el Natrun ou désert de Scété : haut lieu de l’ascétisme chrétien au Moyen-Orient, cette vallée aride est située entre Le Caire et Alexandrie.] en Égypte, la forêt offre silence, paix et refuge. Elle peut être un lieu de repli et de « mort au monde », mais aussi celui d’expériences vitalistes comme celle de saint François d’Assise, qui avait avec la nature et les animaux une relation charnelle, organique, païenne ! Enfin un saint qui s’adressait aux bêtes ! Saint Séraphin de Sarov parlait aux ours et nourrissait les cerfs. Il renouait ainsi avec le monde édénique d’avant la Chute, qui n’avait pas rompu avec le monde sauvage.

Votre choix de vivre seul dans une cabane a-t-il été inspiré par les « pères de la forêt » ?

Peut-être… Cela fait longtemps que je m’intéresse à l’orthodoxie, parce que j’ai beaucoup voyagé dans le monde russe. Mais je me suis toujours senti très proche de la forêt. En même temps, je me sens extrêmement, symboliquement, en très bons termes avec la forêt, qui est une école de la vie, notamment parce que, pour le dire un peu vulgairement, elle se pousse dessus ! La forêt meurt, pourrit, et cette pourriture constitue le terreau des arbres qui vont naître. Dès que je suis dans la forêt, je ressens l’idée de l’éternel recommencement, de la pourriture féconde – c’est la vieille formule braudélienne qui nous enseigne qu’on ne peut pas être si on n’a pas été, qu’on ne peut pas être si d’autres n’ont pas été avant nous, qu’on pousse tous sur un terreau – plus ou moins favorable d’ailleurs. La forêt exprime d’une manière physique la force de l’héritage ! Quand je vis dans la forêt, j’ai les pieds dans cette pourriture, je suis couvert, protégé par des arbres appelés à mourir et à servir de terreau aux arbres futurs. Nos contemporains oublient que le passé est un humus vital. Toute terra nova est un désert, toute table rase est une dalle de béton.

La forêt est donc le lieu où la nature rompt avec la culture, où le sauvage congédie l’homme. Dans la culture occidentale, c’est le romantisme qui a orchestré ces retrouvailles avec la nature. La forêt sombre devient une réponse aux Lumières. Votre fascination pour la forêt est-elle une forme de romantisme ? 

Mais bien sûr ! Je n’éprouve aucune honte, aucun scrupule à reconnaître que c’est un mouvement, un penchant éminemment romantique, avec tout l’inachèvement psychique et l’enfumage sentimental que contient le romantisme : un reste d’adolescence. L’arbre a une dimension très poétique. Quand on se trouve durablement dans le voisinage des arbres, on finit par considérer ces végétaux comme des êtres. Et l’on perçoit soudain – idée très romantique – que ces êtres cherchent la lumière, le ciel, tout en puisant leurs forces dans la terre. Ils réalisent parfaitement l’union entre la lumière et les forces « chtoniennes »[2. Chtonien, chtonienne : se dit, dans la Grèce ancienne, d’une force ou divinité vivant sous terre.] – les azotes, les sels minéraux, toutes ces choses enfouies dans le sol qu’étudient les chimistes.

Mais les arbres ne font pas société. Ou peut-être que si ?…

En tout cas, ils font preuve d’une grande discrétion, d’un savoir-vivre remarquable ! Les arbres se frôlent, sans jamais se toucher, ils sont extrêmement bien élevés en dépit d’une forte densité de peuplement. Quelle noblesse ! Ils poussent droit, et leurs cimes demeurent isolées les unes des autres. Quand vous êtes en dessous et que vous observez les frondaisons, vous vous apercevez qu’elles dessinent toutes une superficie unique, différenciée des autres, une frontière, à travers laquelle on voit le ciel. Autre chose qui nous ramène au romantisme : la vie quotidienne dans la cabane, sa simplicité physique, matérielle, le ralentissement du temps, sa dilatation. On y expérimente l’économie des gestes, des pensées, des actions, et jusque dans l’usage des objets. Et tout cela vous procure une joie intense, la joie du vide…

Venons-en à son « utilité ». Peu propice à l’agriculture, la forêt est le royaume du chasseur-cueilleur.

Celui qui vit dans la forêt se nourrit de la forêt. D’ailleurs, « la souche » est la grande ennemie du paysan. Quand il laboure son champ avec un araire attelé à un cheval, le héros de Regain de Giono, cet homme qui finit par trouver une femme et repeupler un village, se heurte à une souche. Il lui faut alors « dessoucher » ! L’agriculteur est un « dessoucheur » ! En arrachant la racine, il ouvre le champ. On appelle ça, d’ailleurs, l’openfield, le « champ ouvert ». Aurait-on le droit, sous notre dictature sémantique, de nommer « arbres de souche » les espèces originelles d’une vieille forêt ? Quand vous vous promenez dans la Beauce, la plaine infinie, la Beauce de Péguy, vous pourriez être dans la steppe mongole ! « Voici la lourde nappe et l’océan des blés… À peine un creux du sol, à peine un léger pli / C’est la table du juge et le fait accompli.»[3. Charles Péguy, « Présentation de la Beauce à Notre-Dame de Chartres », La Tapisserie de Notre-Dame, 1913.] On n’aperçoit pas un arbre ! L’openfield est l’écosystème qui s’oppose de manière antipodique à la forêt. Donc, le forestier est bien chasseur et cueilleur. D’où, d’ailleurs, l’impératif de solitude. Ce sont l’installation, la sédentarisation, le déboisement et la culture du sol qui permettent la croissance démographique. Finalement, le seul Grand Remplacement de l’Histoire, c’est celui de l’arbre par l’homme.

Mais ce Grand Remplacement n’a pas atteint le même stade partout. La forêt est un mythe universel dès lors que nous en venons tous, mais elle n’a pas laissé les mêmes traces dans toutes les cultures. On imagine aisément que les Russes sont restés plus « forestiers » que nous. Y a-t-il une mythologie de la forêt spécifique au monde slave ?

Au-delà des influences communes, il y a des singularités qui tiennent à l’histoire. La taïga a été très souvent un refuge, un abri pour le refus et la dissidence. En Russie, la durée légale de prescription pour un crime est de quarante ans. Nombre de coupables, d’innocents et de réprouvés se sont donc réfugiés dans les immenses forêts russes, qui offrent tout de même un abri plus sûr que Rambouillet ! C’était le cas chez nous au Moyen Âge : dans le cycle arthurien[4. On nomme « cycle arthurien » des œuvres littéraires médiévales qui relatent la légende du roi Arthur et des chevaliers de la Table ronde.], le chevalier entre dans la forêt pour vivre des épreuves, mais également pour trouver un refuge. D’autre part, par temps de pénurie, la forêt est aussi un garde-manger. Lors de la dépression générale qui a suivi la chute de l’Union soviétique, en 1991, dans certains villages, notamment de Sibérie, la faim poussait les habitants à braconner et chercher leur ration de protéines dans la forêt.

Ce rapport d’utilité se double chez les Russes d’une attirance, peut-être un peu naïve, peut-être un peu mystique, en tout cas spirituelle et assez païenne, pour les forces naturelles à l’œuvre dans la forêt. En Sibérie, des gens très simples sont fiers de posséder une profonde connaissance de la forêt. Dans Les Cosaques, de Tolstoï, un vieux chasseur voit arriver dans un régiment de cosaques cantonné dans une forêt de jeunes officiers venus de la ville. Très lettrés, diplômés de l’académie militaire de Moscou, ils ne savent identifier ni les champignons comestibles ni les traces que laissent les bêtes. Le chasseur dit simplement : « Ils sont savants, mais ils ne savent rien. » À l’inverse, les forêts de Sibérie sont peuplées de gens qui ne sont pas très savants, parfois analphabètes, qui peuvent paraître assez brutaux, mais ils savent survivre dans la forêt.

Vous avez un goût prononcé pour les forêts froides, que vous préférez aux forêts tropicales, que vous connaissez également.

Je connais les jungles équatoriales, mais je crois profondément que nos préférences vont aux écosystèmes qui correspondent à nos personnalités. Je crois profondément à ça. De même qu’on a des goûts musicaux, qu’il y a des gens indifférents aux tags, d’autres qui préfèrent Fra Angelico à Jeff Koons, il y a des inclinations pour les écosystèmes, pour les géographies. Rilke le dit dans les Lettres à un jeune poète : « La Russie est ma patrie, c’est l’une des mystérieuses certitudes dont je vis. » Certains aiment les déserts, moi ce sont les forêts ! Il règne un grand silence dans la taïga et dans les forêts froides, comme si elles étaient vides : fausse impression ! On y est observé, dans le silence absolu, dans un silence d’église, de cathédrale : c’est le mot de Jules Renard, qui disait que la voûte de son église était celle des arbres. Dans les jungles équatoriales ou subtropicales, vous êtes en permanence plongé dans une symphonie de sons, une averse de chants d’oiseaux. Moi, je préfère le silence. Et cette idée que je suis épié, qu’il y a des bêtes… Je ne les vois pas parce que « je suis savant et que je ne sais rien », comme disait Tolstoï, mais je sais que des bêtes me regardent.

Votre prénom a-t-il été inspiré à vos parents par l’amour de la forêt ?

Je ne sais pas. Je suis né dans les années 1970, quand les gens écoutaient Joan Baez : mon prénom a sans doute quelque chose de woodstockien. Les prénoms déterminent-ils ce qu’on est ? Je l’ignore. Si Valls se prénommait Martial et Hollande, Prudent, on pourrait le penser. En tout cas, l’existence peut vous conduire vers les parages de votre prénom. Le « petit sylvain » est un papillon qui vit dans les forêts. Cet être possède à mes yeux trois vertus : il est léger, éphémère, et il se métamorphose !

« Métamorphose », voilà un mot important dans votre aventure au bord du lac Baïkal. Alors, a-t-elle eu lieu, cette métamorphose ?

Oui, je crois beaucoup à la métamorphose pour deux raisons : d’abord, parce que j’ai l’impression qu’une existence, comme un livre, se découpe en chapitres. J’ai vécu des chapitres de nomadisme extrême, quand j’étais à bicyclette autour du monde, des chapitres de montagnard, un chapitre forestier… Autant d’expériences « limites », qui m’ont métamorphosé. Par ailleurs, je m’intéresse à la métamorphose dans la biologie et dans la nature, notamment à la métamorphose forcée. En plus des papillons, elle affecte des mammifères, tel le lièvre variable, un animal pour lequel j’ai beaucoup de tendresse. Lorsque le printemps revient, il perd son pelage blanc, on dirait qu’il fuit l’hiver en laissant derrière lui un nuage de poils ! La métamorphose, c’est l’adaptation à la temporalité. Dans cette forêt, j’essayais de m’adapter, c’est pourquoi j’ai dû me métamorphoser. Évidemment, c’est un changement provisoire dans la mesure où je regagne la ville. Comme le lièvre, j’ai l’impression d’être « variable » moi aussi. Variable de corps mais fidèle d’âme.[/access]

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Article extrait du Magazine Causeur



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