Affaire Sylvain Tesson. Mais au fait ça veut dire quoi, être «réactionnaire» aujourd’hui ?
Ce monde devient irrespirable. Et qu’on ne nous dise pas qu’il s’agit là d’un « sentiment », ou qu’il en a toujours été ainsi ! Face au déferlement des « affaires », qui n’en sont à vrai dire que pour leurs commanditaires, on rêve d’un nouveau Karl Kraus qui mettrait les pieds dans la fourmilière, d’un ironiste au cœur généreux et au verbe aussi incisif que celui de son aîné viennois constatant que « chaque époque a l’épidémie qu’elle mérite[1] ». La nôtre s’enchante de son inculture, et joue à se faire peur au lieu de voir les vrais dangers qui la menacent. Mais le wokisme ne date pas d’hier, et Jean Baudrillard avait déjà tout dit, avec une lucidité sans fard, dans ce brulot qu’est La conjuration des imbéciles (1997), et que Libération ne publierait probablement plus : « La vraie question devient alors : ne peut-on plus l’«ouvrir » de quelque façon, proférer quoi que ce soit d’insolite, d’insolent, d’hétérodoxe ou de paradoxal sans être automatiquement d’extrême-droite (ce qui est, il faut bien le dire, un hommage à l’extrême-droite)[2]». Quoi que ce soit de poétique, faudrait-il ajouter, d’aventureux, de tendre et sarcastique comme le sont les écrits de Sylvain Tesson, « réactionnaire » comme chacun devrait désormais le savoir, icône de l’extrême-droite littéraire et sans doute bien pire encore.
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Sylvain Tesson n’a pas besoin d’être défendu car il n’est pas coupable
Aussi sociable que solitaire, et en cela proche du « vagabond romantique » (Wanderer) et de l’Anarque de Jünger, ce fin prosateur et intrépide marcheur est parfaitement capable d’affronter seul la meute, ou de prendre la tangente sans se préoccuper de savoir s’il sera poursuivi pour délit de fuite. Le grand vent de liberté qui l’a propulsé sur les routes ne le laissera pas croupir dans le marécage médiatique. Gageons même qu’il est déjà ailleurs, dans l’univers qui est le sien et qui lui vaut tant de lecteurs. Mais lui témoigner admiration et solidarité c’est aussi défendre le droit imprescriptible de choisir librement, comme il l’a toujours fait, la vie qu’on entend mener. Amoureux comme Segalen de la diversité du monde – ou au moins de ce qu’il en reste -, Tesson a bien davantage à nous apprendre de la vie que le néo-conformisme moral contemporain voulant qu’on ne voie plus le réel qu’à travers le filtre de l’idéologie ; et condamnant ainsi notre triste époque à n’avoir plus aucune idée du « destin des mots », comme Kraus le déplorait au siècle dernier. Mais au fait ça veut dire quoi, être « réactionnaire » aujourd’hui ?
Ennemi du Progrès
Être un sale type et un danger pour la société, on l’aura compris. Mais encore ? Le mot est à lui seul un oxymore puisque le « réactionnaire » fait de sa réaction – signe qu’il est en vie ! – un système dans lequel il s’enferme, devenant ainsi un fanatique de l’immobilisme, un chantre du passéisme puisque, non content de s’immobiliser, le réactionnaire rêve de restaurer ce qui n’est plus et de renverser l’ordre nouveau qui l’a supplanté. En quoi n’est-il pas alors lui aussi un « révolutionnaire » ? Héritée de la Révolution française et de la Réaction monarchiste qu’elle a suscitée, l’opposition radicale entre réactionnaire et révolutionnaire est en effet corrigée par la sémantique ordinaire voulant que l’un et l’autre se retournent en arrière (lat. revolvere) : l’un avec nostalgie, l’autre avec la volonté d’éradiquer ce qui l’empêche d’avancer vers un avenir toujours plus radieux. Est-ce donc un crime de considérer qu’on aurait pu conserver ce qu’il y avait de bon dans l’ancien monde ?
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Certains rappellent, pour défendre Tesson, que Baudelaire fut lui aussi un « réactionnaire » et que cela ne l’a pas empêché d’être un grand poète qui eut néanmoins le mauvais goût de préférer Joseph de Maistre à Voltaire. D’autres affirmeront qu’un grand poète est d’autant plus dangereux qu’il a de tels goûts. Car un réactionnaire est davantage qu’un conservateur ; c’est un ennemi du Progrès et donc du genre humain. Encore faut-il être capable de distinguer ce qui, dans la conservation, relève d’une stagnation mortifère ou contribue à la préservation de ce sans quoi le genre en question cesserait d’être humain ! Tout homme de culture est à cet égard à la fois révolutionnaire et conservateur, comme n’ont pas manqué de le rappeler les plus grands d’entre eux. Un penseur plutôt « de gauche » comme Günther Anders ne disait pas autre chose : « Je suis un « conservateur » en matière d’ontologie, car ce qui importe aujourd’hui, pour la première fois, c’est de conserver le monde absolument comme il est[3]. » Au péril nucléaire s’ajoute en effet depuis quelques décennies un péril culturel, spirituel : peut-on encore dire sans être cloué au pilori que la modernité a produit beaucoup de non-sens et de laideur ? Dire qu’on n’a aucune affinité avec une culture comme celle de l’islam qui exclut les femmes de la vie sociale ? Dire comme le fait Tesson qu’énoncer en poète ce qu’on voit est plus important que pratiquer la dénonciation sans accepter la contradiction.
Demander des comptes à la modernité
Réactionnaires et conservateurs, supposés ou assumés, ont en tout cas en commun d’oser critiquer la sacro-sainte modernité ; les plus radicaux pour la jeter au panier, les autres pour lui demander des comptes quant aux résultats civilisateurs dont elle se glorifie : « La modernité repose sur le principe de la rivalité mimétique » note quant à lui Tesson[4] qui lui préfère de loin les grands espaces, le silence fertile de la vie d’ermite, et la patience du guetteur espérant que son immobilité lui permettra d’entrevoir la panthère des neiges. S’il y a mille et une manières d’être antimoderne, celle de Tesson préserve indéniablement le monde plus qu’elle ne le menace.
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[1] Karl Kraus, Les derniers jours de l’humanité, trad. J.-L. Besson et H. Christophe, Paris, Editions Agone, 2015. p. 133.
[2] Tribune publiée dans Libération le 7 mai 1997, puis dans De l’exorcisme en politique ou la conjuration des imbéciles, Paris, Sens et Tonka, 2000.
[3] Et si je suis désespéré que voulez-vous que j’y fasse ? trad. Ch. David, Paris, Allia, 2010, p. 76.
[4] Eloge de l’énergie vagabonde, Paris, Editions des Equateurs/Pocket, 2007, p. 197.
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