« Un haut lieu, c’est un arpent de géographie fécondé par les larmes de l’Histoire, un morceau de territoire sacralisé par une geste, maudit par une tragédie, un terrain qui, par-delà les siècles, continue d’irradier l’écho des souffrances tues ou des gloires passées. C’est un paysage béni par les larmes et le sang. » Le haut-lieu que Sylvain Tesson a choisi d’honorer dans Berezina (Prix des Hussards 2015) s’étire sur près de 3000 kilomètres, de Moscou à Paris. C’est la route maudite par la tragédie de la retraite de Russie, sacralisée par la mort de centaines de milliers de soldats français, russes, hongrois, polonais, néerlandais qui périrent au cours des batailles de Borodino et de la Berezina des mains des Cosaques ou du « Général Hiver ».
Pour commémorer les deux-cent ans de la retraite de Russie en 2012, Sylvain Tesson a choisi d’embarquer avec quatre amis pour une équipée à travers la Russie, la Biélorussie et l’est de l’Europe. L’idée de voyage nous saisit n’importe où, nous dit Tesson car « l’homme n’est jamais content de son sort, il aspire à autre chose, cultive l’esprit de contradiction, se propulse hors de l’instant. L’insatisfaction est le moteur des actes. « Qu’est-ce que je fais là ? » est un titre de livre et la seule question qui vaille. »
Ce voyage-là s’est accompli au rythme d’un compteur bloqué à 80 km/h, sur une antique motocyclette Oural conçue aux premières heures du stalinisme aussi résistante et pugnace qu’une compagnie de grognards napoléoniens. « Les Soviétiques les construisirent dans les années 1930 sur le modèle des BMW de l’armée allemande. (…) L’usine Oural continue à vomir ces machines, à l’identique. Elles seules résistent à la modernité (…)Elles vont, par les campagnes, dépourvues d’électronique. N’importe qui peut les réparer avec une pince en métal. Elles sont d’un temps où l’Homme n’était pas l’esclave de l’électronique, où la sidérurgie régnait dans sa simplicité. »
Dans son précédent opus, Dans les forêts de Sibérie, c’est en ermite céleste que Tesson posait quelquefois avec un peu d’outrance au mystique des bois. Il plaidait pour le recours aux forêts sur les rives du lac Baïkal, en plein hiver sibérien, dans une solitude vécue comme une résurrection. Dans Berezina, coiffé d’un bicorne avec les insignes de l’empereur plantés sur le panier de son side-car, il joue à Don Quichotte juché sur sa Rossinante soviétique, cavalant au-devant des fantômes de la Grande Armée et courant à l’assaut des moulins honnis de la modernité, confiant sans fard son affection pour les décorations brejnéviennes et les atmosphères de guerre froide. « J’avais 40 ans et j’étais nostalgique d’un monde que je n’avais pas connu. Je préférais ces ambiances à celles des hôtels standardisés dont le capitalisme à visage inhumain avait couvert nos centres villes : ces établissements conçus par des commerciaux qui jugeaient qu’une connexion wi-fi et un climatiseur fixé au-dessus d’une fenêtre verrouillée valaient mieux que la conversation d’une babouchka et qu’une fenêtre ouverte sur un fleuve gelé. » Il y a chez Tesson quelque chose du Hussard, aussi bien napoléonien que germanopratin. Mais comment reprocher à un stégophile qui se divertit en nichant dans les flèches des cathédrales et trouve que chuter du toit des maisons incite à la philosophie, son goût de l’excès, et de la mise en scène ? A côté de l’assommant sérieux des auteurs qui passent leur temps à ausculter leurs petits bonheurs ou de la fatuité clinique des spécialistes de l’autodissection nombriliste, l’exagération tessonienne donne l’impression de respirer autre chose qu’un air désespérément climatisé.
On n’est de toute façon en droit d’attendre d’un récit de voyage suivant les traces de la Bérézina un peu plus qu’une vigoureuse bouffée d’air frais… « Le froid, écrit Tesson, c’est lui, davantage que la distance, les raids des Cosaques, les privations et les épidémies, qui allait terrasser la Grande Armée, la « faire fondre » pour reprendre l’expression de Koutouzov. » Le nombre incroyable des pertes et, plus encore, les souffrances hallucinantes endurées par les soldats de Napoléon en déroute face à l’ogre polaire, plus que l’armée russe elle-même, ont fait de la Bérézina la mère de toutes les débâcles. Celle de juin 1940 face aux nazis fut peut-être la plus terrible défaite militaire de l’histoire de France, celle des Egyptiens en 1967, pourchassés dans le Sinaï par l’armée israélienne, la plus précipitée des retraites mais aucune des catastrophes militaires qui jalonnent l’histoire, depuis Salamine jusqu’à la retraite irakienne du Koweït sur l’autoroute de la mort, ne frappent autant l’imagination que cette lente agonie des forces napoléoniennes dans l’interminable hiver russe. La tragédie, étirée sur plus de trois mois, atteint des sommets d’horreur baroque : cannibalisme, tortures et atrocités des Cosaques ou des soldats affamés, incroyable courage des pontonniers gelant sur place dans les eaux de la Berezina.
À plusieurs reprises, l’équipée de Tesson et de ses comparses manque aussi de verser dans le tragédie en même temps que sur le bas-côté des routes encombrées de poids-lourds peu attentifs au petit side-car sinuant entre leurs pare-chocs. « En hiver, la route de Minsk n’est pas recommandée à un side-car surchargé dont la vitesse plafonne à 80 km/heure. Une colonne ininterrompue de camions fusait vers l’Ouest, frôlant l’aquaplanning sur la boue dégueulasse. Des Lettons, des Tchèques, des Russes, des Allemands faisaient colonne, plein pot. C’était tout l’ancien bloc de l’Est qui transitait sur l’artère convoyant la vodka russe, le clandestin tadjik et la viande polonaise en se foutant pas mal de la petite Oural vert kaki de la taille d’une boîte à cirage. » Tout cela sans compter, le froid, qui tutoie les -20°C quotidiennement, mord les genoux, ronge les articulations et perce la peau sous les couches nombreuses de vêtements. Au terme d’une étape nocturne particulièrement éprouvante, Sylvain Tesson confie à son ami Vitaly qu’il a tellement serré les dents durant des heures qu’il vient de recracher un demi-chicot dans le lavabo. « Une Oural peut rouler avec seulement quatre-vingts pour cent de ses boulons », lui répond placidement son compagnon de voyage.
Tout ça pour quoi au bout du compte ? Pour le panache et une certaine idée de la vie ou pour ressaisir ce qui nous semble, dans notre Europe occidentale, définitivement étranger : la capacité de souffrance et l’aptitude aux sacrifices de milliers de soldats, des types prêts à mourir pour voir scintiller les bulbes des églises moscovites. Les historiens estiment aujourd’hui entre 500 000 et un million de Français et à près de deux millions de coalisés les victimes militaires des campagnes napoléoniennes. C’est deux fois moins que la première guerre mondiale sur une période trois fois plus longue mais les chiffres annoncent déjà la saignée des guerres modernes et celle, pour commencer, de la guerre de Sécession, première véritable grande boucherie industrielle.
« Je pensais à ces corps humains dont la masse indistincte constituait un corps d’armée, écrit Tesson. (…) Une troupe est une catégorie abstraite dans l’esprit de celui qui l’envoie au feu. Elle ne correspond pas à l’addition de soldats aux noms et aux visages distincts. » Le grand corps napoléonien a achevé d’agoniser et de pourrir en Russie après avoir quitté Moscou en flamme. Une nouvelle Europe, aussi fragile que la précédente, a entrepris de se bâtir sur les cendres de l’Empire. Et quand tous les ludions se sont éteints après avoir été chacun porté à son point d’incandescence extrême par le grand mensonge lyrique de la conquête napoléonienne, il est resté, deux cent ans après la tragédie finale, cinq types un peu cinglés filant à 80 km/heure avec leurs petites Oural dans l’immensité vide de l’Histoire, sur les routes de la Berezina.
Sylvain Tesson. Berezina. Editions Guérin. 2015.
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