Svetlana Alexievitch reine des lettres


Svetlana Alexievitch reine des lettres

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L’écrivain biélorusse Svetlana Alexievitch vient de recevoir le Prix Nobel de littérature. J’ai bien dit écrivain, en dépit des mauvais procès que les puristes de la plume intentent à cette formidable mémorialiste de l’Union soviétique. Certes très engagée contre Vladimir Poutine et son allié satrape de Minsk Alexandre Loukachenko, Alexievitch n’en reste pas moins une conteuse parfaitement objective, qui retranscrit fidèlement les témoignages des nostalgiques de l’homo sovieticus, nourrissons ravagés par la catastrophe de Tchernobyl et autres traumatisés de la guerre d’Afghanistan. Œuvrant dans chacun de ses livres à la manière d’un tisserand, Alexievitch efface son ego d’auteur pour entrelacer mille récits qui n’en composent finalement qu’un seul : le roman du désenchantement post-soviétique.

Quelles qu’aient été les intentions de l’Académie suédoise, que l’on sait non dénuée d’arrière-pensées (géo?)politiques, je me réjouis de voir cette grande journaliste enfin consacrée. Avant de crier au complot de l’OTAN, poutiniens chagrins, opposants russes et fétichistes de la littérature devraient lire celle qui désacralise la littérature pour notre plus grand bonheur : avez-vous jamais essayé de bouquiner du haut d’un piédestal ?

Je saisis cette heureuse occasion pour republier ma recension de La Fin de l’homme rouge (Actes Sud, 2013), son chef d’œuvre dont la traduction française a paru il y a plus de deux ans. Depuis, son éditeur Actes Sud a réuni ses Œuvres en un volume sur lequel il faut se précipiter. 

« Cela s’est passé il n’y a pas très longtemps, mais c’était une autre époque… Dans un autre pays… » Souvenez-vous, à l’est du rideau de fer, la révolution confisquée aux soviets créait un Homme nouveau stakhanoviste, rétablissait le servage et faisait trimer des millions de moujiks prolétarisés par la grâce du marxisme-léninisme. Souvarine, Kravchenko, Soljenitsyne et quelques autres allaient témoigner de l’horreur bolchévique. Et pourtant, quelque soixante-dix ans plus tard, l’écroulement de la machinerie soviétique fut une tragédie.

Ce paradoxe éclaire l’œuvre littéraire de Svetlana Alexievitch. Déjà auteur de recueils de témoignages autour de Tchernobyl (La Supplication), ou de la guerre en Afghanistan (Les cercueils de zinc), l’écrivain –journaliste biélorusse récidive avec La fin de l’homme rouge. Sous la forme d’une enquête romancée, l’ancienne citoyenne soviétique retrace l’éboulement de la colonie pénitentiaire soviétique en restituant la parole de ses héros ordinaires enfouis sous les décombres de l’Histoire. Les récits de vie s’accumulent, formant un chœur unique malgré leurs dissonances : tsaristes, staliniens, socialistes alternatifs ou simples anonymes unissent leurs forces pour ressusciter le passé qui ne passe plus. Ce livre à cent voix déroutera les cortex militants par son absence de parti pris. Comble de l’inconfort, on ne sait pas vraiment à quel saint se vouer devant pareil curiosité littéraire : ni roman ni essai, une telle œuvre échappe à toutes les catégories préfabriquées de la critique.  Pourquoi ne pas y voir une forme hybride assumée,  un « récits » aux mille histoires gigognes, pendant du « romans » (sic) que Georges Perec expérimenta dans sa fresque La Vie mode d’emploi ?

Mais revenons à nos chiens de Pavlov. Du jour au lendemain, l’homo sovieticus, coutumier des discussions politiques dans la cuisine, seul endroit du foyer à l’abri des écoutes de la Tchéka, découvrit le monde enchanté du libre marché. À l’ouverture du premier McDonald’s en Russie soviétique (!), place Pouchkine à Moscou,  une foule en liesse se rua vers ce symbole de la malbouffe mondialisée. Des photos prises sur le vif, désormais exposées en vitrine de ce même magasin, attestent de cette folie consumériste. Du jour au lendemain, au crépuscule des années 1980, l’ouverture du marché remplit des supermarchés vides et vida les poches de millions de pauvres hères victimes de l’hyperinflation. Adieu système totalitaire, l’ère du vide vous appelle !

Hélas, n’en déplaise aux fanatiques de François Furet, « les queues et les magasins vides s’oublient plus vite que le drapeau rouge sur le Reichstag », regrette l’un des protagonistes de cette pièce. Certains persiflent : « La liberté ! Les Russes, ça leur va comme des lunettes à une guenon ! Personne ne sait quoi en faire. » Et un quidam pose LA question qui fâche : « Où est-ce que je veux vivre ? dans un grand pays ou dans un pays normal » ? La renaissance russe mise en scène par Poutine depuis une dizaine d’années apporte une première pierre à l’édifice. Mais combien de villages Potemkine faudra-t-il construire pour tisser le linceul d’un peuple tombé en lambeaux ? Ici et là, affleure la nostalgie, que de sombres réminiscences du passé estompent aussitôt…

On meurt beaucoup au temps du désenchantement. Rarement de mort lente. Plutôt de suicide. Il faut croire que la démocratie de marché ne réjouit guère les foules. Alexievitch raconte par témoins interposés le suicide programmé du général Akhromeïev, l’un des putschistes d’août 1991 dont la destinée s’est confondue avec celle de l’Etat soviétique. Comme l’avait prévu ce quarteron d’officiers proches de la retraite, le duel des frères ennemis Gorbatchev/Eltsine porta la dernière estocade à la vieille sentinelle soviétique. Retrouvé pendu dans son bureau après l’échec de sa tentative de reprise en main, Akhromeïev a laissé une lettre d’explication en forme d’épître politique, sans un mot pour sa famille.

Triste humanité. Lorsqu’un pauvre hère réchappe du goulag, survient l’instant cruel où le miraculé rencontre son délateur. Souvent un voisin, un ami intime que l’on n’aurait jamais soupçonné, soudainement trahi par les archives déclassifiées du KGB. Au retour des camps, il arrive que le miraculé rencontre son délateur et culpabilise. Le rescapé se révèle aussi scrupuleux que le héros de Tout passe de Grossman. Un personnage qui réfléchit les rayons du remords, en détourne l’éclat aveuglant sur lui-même, comme un zek condamné à ressasser éternellement sa faute introuvable. Allez comprendre la nature humaine…  Certaines victimes des purges staliniennes clament même leur bonheur d’avoir été réhabilitées par le Parti communiste et gardent une foi posthume en l’Oncle Jo. « On ne peut pas nous juger selon les lois de la logique ! Espèces de machines à calculer ! » hurle un ancien prisonnier politique à nos oreilles froides de rationalité.

Nous revoilà en Russie post-soviétique. Tout s’achète, se vend, se revend. Il y a encore vingt ans, l’Etat russe né sur les cendres de l’URSS bradait ses services publics par des « bons de privatisation » qui firent la fortune des oligarques. Quelques-uns, coupables d’avoir molesté Poutine, s’exilèrent ou connurent un sort à la Khodorkovski, martyr milliardaire de l’Occident. La plupart, enrichis sur le dos de leurs concitoyens, coulent des jours heureux dans la Russie prétendument patriote et sociale de Vladimir Poutine. L’Union soviétique ne connaissait pas la valeur d’une vie d’humaine, la mort y était bon marché et la sensibilité un luxe réservé à la nomenklatura. Dans Moscou la néobourgeoise, l’homme est une marchandise comme les autres. Moyennant quelques biftons, on peut aujourd’hui « s’acheter non seulement une voiture, une maison, un yacht et un fauteuil de député, mais même une vie humaine », une petite fille à trousser ou un clochard à pourchasser.

Dresser l’inventaire des miscellanées collectées par Svetlana Alexievitch tient de la gageure. Victimes d’un attentat perpétré par des kamikazes tchétchènes, travailleurs tadjiks brimés par les moscovites, amoureuse éplorée d’un criminel condamné à perpétuité qui a abandonné ses enfants pour vivre son idylle, toutes ces vies encombrées « oscille(nt) entre la baraque de camp et le bordel intégral ». Ainsi vivent les Russes, en attendant l’insurrection… qui ne viendra pas.

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*Photo : Wikimedia.



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