Une dystopie islandaise
Heimska, la stupidité en islandais. Ce deuxième roman de l’écrivain islandais Eirikur Orn Norddahl traduit en français interroge de façon inquiétante et drôle à la fois ce monde que nous construisons, dans lequel nous commençons à accepter de vivre : un monde de transparence dans lequel tout ce qui n’est plus visible devient suspect. L’univers d’Eirikur Orn Norddahl ? Bienvenue dans une société où la surVeillance permet à chacun de regarder et d’être regardé par tout le monde. Dans la plus stricte acceptation de la collaboration. Imaginaire ? Pas tant que cela.
Romancier et poète d’avant-garde, Eirikur Orn Norddahl s’est imposé dans le paysage littéraire européen avec un premier roman très remarqué en France, sélectionné pour le Médicis étranger, Illska. Le Mal, en islandais. Un roman diantrement inventif sur le plan narratif, dont l’héroïne, aux arrières grands-parents Juifs lituaniens emportés par le génocide, faisait une thèse sur les populismes et les extrêmes droites contemporaines. Tout en couchant avec un néonazi. Roman troublant tant Eirikur Orn Norddahl changeait les voix narratives.
Nous sommes en réseau
Ici, pas de plongée dans le passé dramatique de l’Europe. Au contraire : une percée légère dans notre futur proche. Heimska peut être considéré comme un roman d’anticipation, tout en n’ayant pas les traits d’un roman de genre. « Vous ne voyez pas le monde tel qu’il est. Vous le voyez tel que vous êtes ». Ces mots du Talmud terminaient la première partie d’Illska. Ils sont toujours d’actualité dans Heimska, comme un fil rouge. Songeant au premier livre traduit de l’écrivain islandais, le lecteur d’Heimska, la stupidité peut mesurer combien Eirikur Orn Norddahl est très loin d’être un écrivain banal. D’autant que son écriture ainsi que nombre des situations inventées, outre l’originalité de la narration, sont pétries d’humour. De l’art de traiter de thèmes graves, le réel, le temps, le rejet d’autrui, la servitude volontaire, avec le sérieux de l’humour. Au fond, le thème d’Heimska, c’est cela : la servitude volontaire.
Dans un futur proche, très proche, peut-être déjà maintenant sans que nous le percevions encore clairement, les caméras sont partout. Et elles sont en réseau. Nous sommes en réseau, en permanence, soumis au regard d’autrui par caméras interposées tandis que nous acceptons de regarder ce même autrui. Sans cesse. Y compris dans sa sexualité. Le roman se déroule en Islande, comme pour un focus sur ce qui se développe dans le monde entier : la surVeillance. Ou comment par souci de tranquillité, de divertissement ou de voyeurisme, les hommes de demain, d’un demain très proche de nous, s’acceptent surveillés et surveillants les uns des autres en permanence. Rien d’une œuvre de science-fiction dans ce livre pourtant. Cette surVeillance, machine en réseau, s’utilise par le biais de tous nos appareils numériques, tablettes, ordinateurs, téléphones mobiles etc. Leurs diodes vertes allumées indiquent aux personnages du roman qu’ils sont sous le regard de tous. Sont-ils plus heureux dans un monde d’hyper transparence ?
Pas vraiment. Eirikur Orn Norddahl ne critique pas seulement la Machine et la façon que nous avons d’en accepter la servitude. Le roman pose que ce sont nos vies, mornes, fondées sur des plaisirs éphémères, souvent tristes, qui sont la source de ce besoin de servitude.
Notre addiction à la vie des autres
Nous sommes tous ces Islandais, serfs volontaires, décrits par Eirikur Orn Norddahl. C’est pourquoi ce roman ne peut que déranger profondément son lecteur, le mettre devant une sorte de miroir de lui-même. D’autant que ses principaux personnages sont hyper contemporains : deux écrivains bourgeois bohèmes vivant une passion amoureuse puis se déchirant une fois constaté qu’ils écrivent le même livre.
Du moins, un livre au titre identique et proposant des récits proches. Comme s’ils s’étaient mutuellement pillés sans le vouloir. Les webcams sont partout, les protagonistes s’observent et se provoquent. Se font souffrir et se vengent. C’est à travers le récit de leur affrontement que le lecteur d’Heimska parcourt un monde proche où il n’est plus seulement téléspectateur de téléréalité, mais acteur d’une téléréalité devenue le monde. Un roman passionnant, en forme de dystopie, sur notre addiction à la vie des autres, et au regard des autres sur notre propre vie. Un réquisitoire, aussi, contre Narcisse, cet être contemporain. Nous.
Eirikur Orn Norddahl, Heimska, la stupidité, (Métailié, 2017).
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