S’il est un moment où nos princes se seront tous retrouvés nus, c’est bien l’été 2013, quand Edward Snowden a révélé que la NSA interceptait quotidiennement plus de 16 millions de télécommunications en Allemagne. La ziggourat de Berlin n’a eu de cesse de minimiser le phénomène, déclarant qu’elle faisait entièrement confiance aux Américains « qui ont tout de même libéré l’Allemagne » – sans préciser cependant si elle avait à l’esprit la libération de 1945 ou celle de 1989. Son ministre de l’Intérieur, Hans-Peter Friedrich, clama que la sécurité était « un super-droit fondamental au moins aussi important que la liberté » ; et le ministre de la Chancellerie, Ronald Pofalla, affirma que la NSA lui avait assuré « avoir toujours respecté le droit allemand sur le sol allemand » (sur le sol, peut-être, mais apparemment pas dans l’espace), avant d’informer le Bundestag que « l’affaire était classée ».[access capability= »lire_inedits »]
Dès l’automne, cependant, et après que des journalistes de Der Spiegel eurent découvert dans les documents diffusés par Snowden que les Américains avaient placé le téléphone de la Chancelière sur écoute, tout ce beau monde a dû manger son chapeau (tyrolien, évidemment). On ne pouvait plus dire que « l’affaire était classée » ; et la Chancelière offusquée finit par appeler le Président américain – de son téléphone écouté sans doute.
Comment Angela Merkel, qui avait accueilli avec indifférence la nouvelle que des millions de ses concitoyens étaient espionnés par une puissance amie, a-t-elle pu manifester son indignation en apprenant qu’elle avait elle-même été placée sur écoute ? Comment nos princes peuvent-ils penser que ce qui s’applique désormais à tous pourrait ne pas s’appliquer à eux ? Cela tient à leur incompréhension de la vraie nature de la cyber-guerre. Pour eux, elle n’est jamais qu’un simple affrontement entre systèmes informatisés et automatisés, par machines et logiciels interposés. Elle est pourtant bien plus que cela.
Pour bien comprendre ce qu’il en est, il faut se rappeler que « cyber » nous vient du mot « cybernétique », du grec kubernêtikê qui signifie l’« art de gouverner ». En 1948, le mathématicien Norbert Wiener avait défini la cybernétique comme l’étude du contrôle et de la communication, dans les machines comme chez les êtres vivants. Science des systèmes complexes, la cybernétique s’intéresse moins à leurs composantes qu’à leurs interactions. Ce qu’elle prend en compte, ce n’est pas la nature ou l’identité des différents éléments, mais leur comportement global.
En conséquence, la vérité n’est plus ce qui peut être prouvé mais, comme l’expliquait Michel Savage, ce qui est pertinent, c’est-à-dire ce qui fonctionne et remplit son rôle indépendamment de tout rapport à la vérité. Ainsi, si je surveille mon poids, que m’importe que ma balance soit faussée, qu’elle ne dise pas vrai, tant qu’elle me donne, jour après jour, le même poids de référence. C’est sur cette base qu’opèrent les systèmes de surveillance par caméras en circuit fermé, dont les logiciels sophistiqués ne cherchent pas à repérer dans la foule quelqu’un en particulier comme un individu identifié et fiché, mais à y détecter un comportement hors norme : par exemple quelqu’un qui court quand tout le monde flâne, ou quelqu’un qui s’attarde quand tout le monde se presse.
On ne s’étonnera pas, après cela, que les « grandes oreilles », la NSA en tête, passent le plus clair (ou devrais-je dire le plus obscur) de leur temps, à écouter et à observer urbi et orbi, en vision et en écoute périphériques, cherchant à établir des relations entre une multitude d’éléments observés sans qu’au départ leur attention ait nécessairement été retenue par un faciès particulier, une voix familière ou un nom suspect.
Ce glissement d’une pensée scientifique fondée sur la recherche de la vérité par la preuve objective à une pensée systémique fondée sur la pertinence comportementale et relationnelle a mis ou remis au goût du jour l’adage : « Dis-moi qui tu fréquentes, je te dirai qui tu es ». Pendant la guerre de Cent ans, les Français et Anglais combattaient un ennemi ; de même les communistes et les fascistes en Espagne. Pour les puissances cybernétiques, il n’y a pas d’ennemi, mais la menace est partout. Donc tout le monde est un coupable en puissance. Ecoutons la conversation entre Angela Merkel et Barack Obama : elle parle de pratiques inacceptables entre amis. Encouragé par un spin-doctor, il répond: « Mais ma chère, s’il n’y a pas d’ennemis, comment voulez-vous qu’il y ait encore des amis ? » Elle : « Tout de même ! Mon téléphone personnel ! » Obama, toujours assisté de son souffleur : « Surtout, n’y voyez rien de personnel ! »
Il y a de fait dans la cyber-guerre un basculement qui porte sur la personne : sur l’indivisibilité de l’individu, sur sa spécificité, et plus encore sur la centralité dans l’ordre des choses. La Renaissance avait expulsé Dieu du centre de l’univers pour y placer l’homme, et voilà que celui-ci, devenu individu, est chassé par le système. Dans ces nouvelles coordonnées, le secret et la vie privée, que l’homme avait longtemps tenus pour sacrés, cessent de compter – c’est-à-dire d’être pertinents. Car c’est bien cela, la transparence : non pas la quête de la vérité mais celle de la pertinence. L’impératif de pertinence s’impose même aux princes, contraints d’habiter des palais de verre.
De tout cela, cependant, nos princes entrepreneurs et entreprenants ne semblent guère conscients. Ils passent par des périodes où leurs chevilles gonflent sur leurs pieds d’argile et d’autres où la peur de ne point être reconduits dans leurs fonctions les prend violemment au ventre. Accaparés par leurs objectifs – la croissance économique, l’avancée technologique, le risque zéro, la sécurité, la suprématie –, ils ne voient pas que le système cybernétique qu’ils ont placé au centre de l’univers pour les servir les asservit, faisant d’eux des éléments aussi indifférenciés et remplaçables que le plus humble de leurs sujets. Le pourpre dont ils sont si fiers n’est qu’un cache-misère.
Peut-être qu’un jour, prenant conscience de leur affligeante nudité, ils en viendront à regretter le temps où Dieu trônait encore au centre de l’univers, quand, comme le dit si poétiquement Ishâq Ibn Zubayr, le mathématicien et cosmographe médiéval mis en scène par André Miquel dans ses Entretiens de Bagdad, « la Terre et ses habitants étaient encore au centre de l’infinie tendresse divine ».[/access]
*Photo: markus schreiber/AP/SIPA.AP21485347_000002
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