Sur papier glacé


Sur papier glacé

Joffe galliera glace

Contrairement à ce qu’affirmait le designer Raymond Loewy, la laideur ne se vend pas mal ! Il suffit de se promener dans les allées d’un supermarché, d’une concession automobile ou d’ouvrir un magazine de mode pour être saisi par tant d’images criardes. Cadrages flous, poses évanescentes, photoshopage abusif, mannequins sous anxiolytiques, aseptisation des goûts et des corps, produits bas de gamme à profusion, économies d’échelle et mondialisation, la vulgarité s’étale. La laideur a envahi nos existences, elle prospère même. L’époque manque décidément de tenue. On était quand même naïf dans les années 50, on pensait qu’il fallait concevoir, imaginer, produire de beaux objets pour espérer les vendre en masse. Qu’il s’agisse d’une locomotive, d’un presse-purée, d’un fauteuil de salon ou de la calandre d’une voiture, on cherchait la meilleure voie : pureté de la ligne, aérodynamisme, sensualité du galbe, etc.

On avait décidé que le consommateur avait tous les droits. En premier, celui de posséder quelque chose d’élégant et d’unique (ce qui était faux car les Trente Glorieuses ont mis fin aux carrossiers, tailleurs et artisans d’art) mais cette société de grande consommation se parait d’atours sacrément attractifs. Votre réfrigérateur ressemblait à une Cadillac, votre bagnole à une soucoupe volante et les stars de cinéma ne jouaient pas les fauchées de service. Après ça, vous voudriez qu’on dise que c’était moins bien avant. Ne comptez pas sur nous ! Dans un marché homogénéisé où le comble du chic et de la personnalisation est de changer la coque de son portable tous les trimestres, nous avons atteint le fond.

Une visite au Musée Galliera s’impose donc pour réveiller notre esprit et tout simplement nous (r)ouvrir les yeux. Jusqu’au 25 mai, le groupe Condé Nast, éditeur entre autres de Vogue et Vanity Fair, a exhumé de ses archives près de 150 tirages de 80 photographes de renom (Cecil Beaton, Norman Parkinson, William Klein, Paolo Reversi, Herb Ritts, Helmut Newton, …). Cette exposition intitulée « Papier glacé » couvre près d’un siècle de photo de mode (de 1918 à nos jours). C’est un choc visuel ! On ressort de là, sonné, comme si l’on avait pénétré un espace spatio-temporel inconnu. Une terre mystérieuse et classieuse, a-t-elle vraiment existé ? Disons-le tout de suite, les photos des années 50/60 sont fracassantes d’invention, d’émotion et de distinction. Les clichés plus récents sont moins intéressants esthétiquement, ils paraissent déjà démodés. On peut dater le tournant démago et crado au mitan des années 80. En mode comme ailleurs, il y a eu une rupture, le passage vers un monde faussement clinquant et provocant. Ça sent la bidouille et la triche. Alors que les tirages d’après-guerre, bien qu’élaborés comme de véritables œuvres d’art, respirent la beauté naturelle. La mise en scène qui a nécessité des heures de travail, semble couler de source. Une fluidité soignée, une légèreté dans les attitudes, un habile jeu de géométrie dans les rues de New-York ou de Paris, sous des éclairages précis comme la foudre, toutes ces photos ont du chien et du charme.

A ce moment-là, la haute bourgeoisie qui s’habillait chez les grands couturiers et qui lisait cette presse spécialisée, vous foutait des complexes. Les filles déployaient leur profil racé sur papier glacé, l’air brillant, elles débordaient d’assurance. Les mannequins ne faisaient pas encore la Une de la presse people, le nez dans la chnouf ou la tête dans la cuvette. Les femmes étaient inaccessibles, chapeautées et envoûtantes, elles incarnaient un fantasme soyeux, une rêverie d’adolescent. Si c’est réactionnaire d’aimer cette allure vintage alors je le confesse tout de go. L’affiche de l’exposition résume l’esprit de Condé Nast au sortir de la guerre, elle est signée Constantin Joffé (1911-1992). Vous n’oublierez pas de sitôt la silhouette de ce mannequin, je vous l’assure.

Exposition Papier glacé – Un siècle de photographie de mode chez Condé Nast. Jusqu’au 25 mai 2014, Musée Galliera www.palaisgalliera.paris.fr

*Photo : Constantin Joffé, Condé Nast



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Journaliste et écrivain. À paraître : "Tendre est la province", Éditions Equateurs, 2024

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