Pour les berrichons, Alain-Fournier, Henri Fournier de son vrai nom, n’est pas seulement un écrivain mort pour la France à la veille de ses vingt-huit ans. Tombé le 22 septembre 1914 à la lisière du bois de Saint-Rémy en Lorraine, le lieutenant de réserve du 288ème R.I avait publié quelques mois auparavant son unique roman, Le Grand Meaulnes. Outre l’image du soldat tué et de l’écrivain fauché en pleine gloire, les berrichons éprouvent pour ce garçon un sentiment quasi fraternel. Henri Fournier aurait pu être un de nos camarades de la Communale, un copain de parties de pêche au brochet dans le Cher, de balades à vélo entre la Chapelle d’Angillon et Sancerre ou de razzias dans l’épicerie de Nançay, ce charmant village solognot. Nous partageons les mêmes décors, ces paysages brossés par la nature qui inspirent une douce nostalgie, les mêmes visages, ces hommes simples façonnés par les travaux des champs, la même atmosphère d’époque, les retours de chasse, le corps fourbu, la place de l’instituteur au cœur de la communauté, une soif d’apprendre très 1900 et la présence rassurante des livres, toujours les livres, seuls phares dans cet océan tumultueux que représente une enfance campagnarde.
Avec Henri, nous avons des souvenirs communs de lycée à Bourges. Comme lui, l’Abbaye de Loroy nous a longtemps hantés et grisés. Elle nous apparaissait toujours dans une réalité nébuleuse presque fantasmagorique. Ne l’avions-nous pas tout simplement imaginée ? Entre la vie d’Henri et celle de son héros, Augustin Meaulnes, j’avais fini par perdre le fil de l’histoire, la teneur du roman, son incandescence juvénile et son génie littéraire. Si on ajoute à cette photographie floue, mon père me racontant ses déjeuners mouvementés avec le réalisateur Jean-Gabriel Albicocco lors du tournage en 1967, j’étais perdu devant cette œuvre complexe et profonde. C’était sans compter l’érudition communicative de l’historien Jean-Christian Petitfils.
Dans Le frémissement de la grâce, superbe biographie romancée, Petitfils retrace toutes les étapes de la construction du Grand Meaulnes. D’une écriture limpide, fluide et précise, il nous parle d’Henri. Nous suivons, mois après mois, son talent éclore, son caractère se forger ou s’effondrer et son âme divaguer au gré des rencontres. Il y a longtemps qu’un ouvrage aussi sensible, élégant et intimiste n’avait pas été écrit sur Alain-Fournier. Trop souvent, les exégètes de Fournier se contentent de rabâcher les mêmes poncifs, l’enfance, le rêve, la fête, bien sûr, tout ça existe dans le livre mais Petitfils va plus loin. Il a une façon bien à lui, pudique et pourtant tellement exploratrice de pénétrer au plus profond des pensées d’Henri que le résultat est saisissant de vérité.
Le récit commence à Londres en 1905 par un stage d’interprète dans une manufacture de papiers peints, il se poursuit par les années d’études à Lakanal, le service militaire, la parution du roman, son échec au Goncourt, sa fin tragique qui fit son succès posthume et surtout la grande affaire de sa vie, sa rencontre avec Yvonne de Quiévrecourt. L’apparition de la demoiselle du Cours-la-Reine est un acte fondateur pour Henri. Petitfils en distille toute la puissance romanesque, l’abysse des sentiments qui emporte alors le futur écrivain. Qui n’a pas été troublé par une jeune fille blonde aux attaches fines à l’âge de dix-sept ans ne comprend rien à l’amour, à la pureté des couples enfin réunis. Cette illumination pourrait faire sourire de nos jours où la bassesse et l’ironie empoisonnent nos existences, mais ces émotions-là sont éternelles. Elles dépassent les époques. À travers ce portrait cristallin de Fournier, Petitfils dresse également un panorama des influences littéraires au début du XXème siècle. Henri croisera les grands écrivains de son temps (Claudel, Péguy, Cocteau etc…), se liera d’amitié avec sa consœur berrichonne Marguerite Audoux, aujourd’hui oubliée, s’inspirera de Nerval ou des poètes d’avant 1914 (Emile Verhaeren, Maeterlinck ou Francis Jammes) comme les classait jadis le Lagarde & Michard. Dans cette genèse littéraire, très plaisante à lire, Petitfils note à propos d’Henri que « le présent ne le satisfaisait jamais ». Nous non plus.
Le frémissement de la grâce, Jean-Christian Petitfils (Fayard)
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