Depuis 2016, une nouvelle droite radicale, baptisée Alt right, se développe aux États-Unis et gagne du terrain en Europe. Si elle est née outre-Atlantique, c’est grâce à la très large liberté d’expression garantie par la Constitution américaine. Elle prône non pas la supériorité d’une race mais leur séparation, en invoquant la Déclaration d’indépendance de 1776.
Vous souvenez-vous des Proud Boys qui, en s’invitant dans la campagne électorale américaine, avaient créé le buzz dans les médias français[tooltips content= »Les Proud Boys, littéralement les « garçons fiers », est une organisation d’extrême-droite, exclusivement masculine, pas rétive aux actes de violence, qui prétend défendre les « valeurs occidentales » sans imposer de distinction de race ou de religion à ses membres. Elle a été lancée pendant la campagne présidentielle de 2016 et a appuyé la candidature de Donald Trump. »](1)[/tooltips]? Ils ont participé, parfois en armes, aux manifestations de soutien au « vrai président », comme les « patriotes » américains appelaient Donald Trump. En France les Proud Boys auraient été matraqués, leur organisation dissoute, bref ils auraient été poursuivis au sens littéral et figuré du mot, comme « nos » identitaires. Aux États-Unis, leur liberté de parole est presque totale, comme celle de tout ce mouvement de fond qui soulève et subvertit la vieille droite conservatrice américaine et blanche : l’alt-right – une droite alternative, jeune, agile, cyberbranchée, mais en prise sur les grands textes (français, italiens, allemands) de la philosophie réactionnaire et sur le futurisme, mussolinien, de la technologie. Elle ne pouvait se développer que dans un milieu obsédé à la fois par l’innovation et la communication d’une part, et la liberté d’expression d’autre part – dans l’« Empire de la Liberté », cet autre nom des États-Unis, qui est aussi l’empire de la libre parole, une« rhetorical democracy » : une démocratie de l’argument en roue libre. Le « suprémacisme » est l’enfant de cette liberté.
Le Grand Réveil identitaire
Aucune restriction à la liberté d’expression ? Inconcevable en France où passent les régimes, restent la censure des opinions et les condamnations en justice. On encense notre loi de 1881 sur la liberté de la presse, mais elle est un encadrement, pas une liberté. Aux États-Unis, la liberté de la presse est subordonnée à celle qui compte vraiment : la liberté de parler, « freedom of speech ». On peut tout dire, tout écrire, tout affirmer. La diffamation est difficile à poursuivre. Ainsi l’acteur Peter Fonda a pu tweeter, impunément, que le jeune fils de Trump devrait être enfermé dans une cage avec des pédophiles. Si vous n’aimez pas, n’écoutez pas. Ou allez en France.
La source ? Le premier amendement de la Constitution américaine, base de leur inamovible charte des droits :« Le Congrès ne prendra aucune loi qui officialise une religion ou qui interdise son culte ; ou qui restreigne la liberté de parole ; ou le droit du peuple à se réunir paisiblement et à pétitionner le gouvernement pour réparer des griefs.[tooltips content= »Traduction de l’auteur. »](2)[/tooltips] » Tout est là : de la prolifération rhétorique des télévangélistes, et la prégnance du discours religieux qui s’invite partout, du « God bless you » des politiciens en fin de discours, à l’absence de toute limitation de la parole publique (jusqu’à la logorrhée). Cette liberté de parole ne souffre aucun retranchement, aucun encadrement, aucune restriction, religieuse ou autre. Voilà pourquoi le suprémacisme a pu se développer aux États-Unis et devenir, avec l’alt-right en fer de lance, le ferment d’une nouvelle « internationale blanche ». En Europe, les lois interdisant la contradiction sur certains sujets, la main invisible des subventions à la presse, les poursuites tous azimuts pour « haine » corsètent la propagation rapide des idées et du militantisme « suprémacistes », au point que les identitaires européens récusent le terme, par prudence.
Impossible de comprendre le « Grand Réveil » identitaire ou suprémaciste sans évoquer les événements qui eurent lieu dans une petite ville universitaire américaine, en 2017 : Charlottesville. Ce fut l’acte de naissance public de l’alt-right et de la nouvelle internationale blanche.
Charlottesville: scène primitive blanche.
En août 2017, à l’initiative de divers groupuscules identitaires ralliés sous le slogan « Unite the Right »(« Unité à droite ! »), des centaines de jeunes et d’étudiants convergent vers la petite ville universitaire, snob, de Charlottesville en Virginie. Ils appartiennent à toute la gamme :tatoués du Ku Klux Klanet et étudiants BCBG. Certains sont violents, d’autres non. Leur but symbolique : empêcher le déboulonnage de la statue du général Lee, un héros sudiste qui, soit dit en passant, s’était vu offrir la tête des armées du Nord par Lincoln. Il y a des affrontements, de nombreux blessés et un mort – une jeune femme. Une photo de leur marche nocturne aux flambeaux fait le tour du monde dès le lendemain matin : le visage d’un jeune identitaire devient immédiatement l’icône du nationalisme blanc. Elle ressort régulièrement dans la presse anglo-saxonne.
Charlottesville propulsa les « white nationalists » sur la scène médiatique mondiale. De là date la présence médiatique des suprémacistes dans le débat public, et la nouvelle carrière de leurs opposants antifascistes, les « antifas ». Dans la foulée, le débat sur la « haine » est arrivé en France, comme toujours dans des wagons américains. La « haine », c’était par exemple les slogans de Charlottesville : « You will not replace us ».
Les identitaires américains ont tiré une leçon de Charlottesville : dans une rhetorical democracy, la meilleure arme contre la liberté d’expression, c’est la liberté d’expression elle-même. En l’occurrence, une fois qu’on a réussi à affubler ses adversaires du tag « haine » ou « contenu haineux », peu importe que ce soit vrai ou faux, l’opération psychologique de dénigrement fonctionne. La nouvelle génération d’identitaires s’est donc regroupée depuis dans des cercles d’études et de réflexion métapolitiques, pour produire de la propagande argumentée à long terme, tout en se disséminant sur le web. Ils sont passés depuis 2017 d’une publicité fracassante et exubérante à une diffusion rapide et versatile de leurs argumentaires, quittant par exemple YouTube pour Gab, BitChute, Entropy ou Parler. Ils ont déplacé le jeu, laissant les hystériques des Proud Boys et Cie attirer l’attention loin d’eux. Ils sont entrés, comme ils le disent, en « dissidence ».
Alt-Right contre «Big Tech»
Mais l’alt-right s’est heurtée à une forme neuve de censure. Twitter, Facebook, Google et YouTube sont tous accusés de rejeter de leurs plates-formes les opinions qui déplaisent à leurs gérants, actionnaires ou annonceurs – un dossier sur le fils Biden a été supprimé des plates-formes dominantes, sans parler du cas de Donald Trump, expulsé de Twitter et de Facebook. La « Big Tech » se substitue-t-elle à un pouvoir de censure inadmissible (et illégale) aux États-Unis ?
Lors de l’audition de la juge Amy Coney Barrett, élue depuis à la Cour suprême, un sénateur a déclaré avec justesse qu’aux États-Unis, la liberté de parole n’est pas le résultat d’interdictions prises par le pouvoir législatif ou réglementaire, mais qu’elle précède l’organisation des pouvoirs. En conséquence, la liberté d’expression, de réunion et de pétition s’impose au législateur, a fortiori à l’administration, qui ne peut en aucun cas les restreindre. En France, depuis 1789, la liberté de la presse, la liberté d’opinion, la liberté de réunion sont « encadrées », comme on dit en langage managérial. Notre liberté d’expression est une liberté par soustraction : ce qu’on peut dire une fois qu’on nous a interdit de dire ceci ou cela.
Cependant, la censure du freedom of speech par la BigTech existe bien. L’analyse juridique est complexe, mais l’objet du litige est simple : les Big Tech s’appuient sur une interprétation du code américain (article 230) pour supprimer ce qui ne leur plaît pas, de surcroît, en invoquant « la vraie diversité du discours politique ». Bref le capitalisme mercantile digital a réussi, pour le moment, à faire ce que l’État fédéral ne peut pas faire : censurer le débat public, portant donc atteinte à la rhetorical democracy.
D’après l’alt-right, l’État et le Congrès laissent les Big Tech donner la parole aux antifas et censurer l’alt-right. Pour définir ce double-jeu, celle-ci a lancé l’expression « anarcho-tyrannie ». Inventée par l’écrivain Samuel T. Francis et adoptée par l’alt-right, elle désigne la manière dont un État démocratique tolère les violences de certains groupes en même temps qu’il réprime d’autres groupes. Il ignore (ou promeut) l’anarchie des uns (antifas, Black Lives Matter, « territoires perdus de la République ») et use de tyrannie envers les autres (Gilets jaunes, identitaires, messes catholiques). L’État démocratique est une anarcho-tyrannie.
Or, la révolution américaine de 1776 est précisément née du refus d’une démocratie tyrannique, la monarchie parlementaire anglaise. La Déclaration d’indépendance est claire :« Quand […] il devient nécessaire pour un peuple de défaire les liens politiques qui l’attachent à un autre […], le respect de soi-même et le respect dû à l’humanité́ lui imposent de déclarer les causes de cette séparation. » Les nationalistes blancs de l’alt-right l’interprètent ainsi : il faut nous séparer, au nom de notre « humanité » (notre race) et par « respect de soi-même » (vouloir rester blanc), et donc « défaire les liens » avec un État (multiculturel) qui impose sa tyrannie, à la fois par une violence sociétale soft (le « grand remplacement » cher à Renaud Camus) ou une brutalité juridique (règles européennes sur l’accueil des migrants), et par la tolérance de violences anarchiques (les banlieues qui brûlent, le communautarisme antifrançais).
Et c’est ici qu’apparaît le lien direct, mal compris hors d’Amérique, entre le premier et le deuxième amendement qui garantit le « droit de garder et porter des armes ». La défense du port d’arme n’est pas une fascination macho-facho pour les flingues : pour l’alt-right, et bien des Américains, y compris des groupes d’autodéfense de Noirs, pouvoir se défendre personnellement, en citoyen, va de pair avec le fait de pouvoir s’exprimer librement. Un citoyen libre ne peut pas faire confiance à un État anarcho-tyrannique.
Vers la séparation
Alors qu’on voit surtout l’exportation du politiquement correct progressiste des campus américains vers nos universités, l’alt-right a au moins réussi à exporter une idée en Europe : la liberté d’expression n’a de sens que si l’individu, dans une démocratie, possède aussi le droit et le pouvoir de défendre cette liberté. L’internationale blanche invoque un droit reconnu par le préambule de la Déclaration universelle de 1948, mais laissé de côté par le droit international : le droit naturel des citoyens à la résistance contre l’oppression et la tyrannie, dont les lettres de noblesse se trouvent à la fois chez saint Thomas d’Aquin et chez les théologiens calvinistes de la Réforme. Dans cette conception, l’alt-right n’est pas « séditieuse » : elle est une juste résistance contre un État qui est lui-même séditieux, car il refuse de défendre le contrat naturel qui le lie au peuple « originel » dont il a la charge. L’État est l’ennemi et il faut lui résister pour, en recours final, se « séparer ».
Cet argumentaire gagne du terrain en Europe où, pourtant, le rapport État-nation est différent : en France, où l’État reste sacro-saint ; en Allemagne où la notion de Volk prime sur la notion, juridique, d’État ; au Royaume-Uni, où c’est le Parlement et non l’État qui est au centre de la politique. Mais le dénominateur commun entre les identitaires des différents pays est bien d’instrumentaliser la « séparation », selon différents scénarios : la « remigration » des populations allogènes, la dénationalisation, le séparatisme ethnopolitique de la Hongrie et de la Pologne.
Née sur le terreau d’une rhetorical democracy qui donne toute liberté à la parole et à la délibération publique, l’alt-right est en train d’inventer une idéologie postmoderne et transatlantique. Née aux États-Unis, elle gagne du terrain en Europe et pourrait bien s’avérer un puissant vecteur de mobilisation politique au milieu du XXIe siècle.
[1]. Les Proud Boys, littéralement les « garçons fiers », estune organisation d’extrême-droite, exclusivement masculine, pas rétive aux actes de violence, qui prétend défendre les « valeurs occidentales » sans imposer de distinction de race ou de religion à ses membres. Elle a été lancée pendant la campagne présidentielle de 2016 et a appuyé la candidature de Donald Trump.
[2]. Traduction de l’auteur.